La vague Airbnb, entre opportunités et risques
En Suisse, les compteurs de nuitées louées entre particuliers s’affolent. Si pour certains, ce complément d’argent est bienvenu, pour d’autres, cela soustrait de précieux biens au marché locatif et provoque un surtourisme. Zoom sur ce phénomène controversé.
Rien ne se perd, tout se partage, c’est bien connu. Dans une économie où l’offre et la demande se rapprochent par le biais d’Internet, Airbnb semble donc avoir eu l’idée du siècle. Celle de proposer, de particulier à particulier, la location de tout ou partie de son habitation comme logement d’appoint. Un concept tout droit venu de San Francisco, né de l’expérience de ses co-fondateurs en 2008 et de l’envie de répondre aux besoins de la société actuelle: des échanges humains, un sentiment d’appartenance communautaire, des expériences atypiques et un souci d’économies. Tenant la promesse «d’être le meilleur moyen d’arrondir ses fins de mois avec ce qui coûte le plus cher, à sa- voir son logement», Airbnb a su conquérir le cœur des Américains, avant de submerger les villes suisses, cinq ans plus tard. Depuis, nul ne peut arrêter ce phénomène en pleine expansion. Pas même une pandémie ou l’inflation. Malgré quelques crises médiatiques essuyées du revers de la main (affaires d’arnaques, d’agressions, de caméras cachées...), Airbnb continue sa progression et gagne du terrain.
À l’échelle mondiale, la plateforme de réservation a réalisé la meilleure année de son histoire en 2022, affichant un chiffre d’affaires de 8,4 milliards de dollars, un bénéfice net de 1,9 milliard et quelque vingt millions d’adeptes autour de la planète. Côté suisse, même écho. Airbnb a observé une augmentation de ses hôtes de près de 30% en 2022 (par rapport à 2021) et une hausse de 50% des recherches effectuées par les internautes au premier trimestre de 2023.
Un modèle séduisant qui évolue
Au vu de cette dynamique, Airbnb joue aujourd’hui dans la cour des grands. Sa popularité ne cesse de croître et s’étend désormais des centres urbains jusqu’aux villes rurales, où l’offre d’hébergement touristique est moins présente. Résultat: au premier trimestre 2023, plus du quart des voyageurs provenant de Suisse ont effectué un séjour en campagne (+20% sur un an). La durée réservée a elle aussi subit quelques évolutions puisqu’une nuit sur sept de cette même période concernait une location de 28 jours ou plus (pour les Suisses). Le revers de la médaille d’une telle croissance? Peu à peu, Airbnb semble s’éloigner de son concept initial de matelas pneumatique à louer pour la nuit avec petit déjeuner compris (Airbed and Breakfast), favorisant le logement entier et la location longue durée. Si au premier abord, cela n’a rien de choquant, ce changement de paradigme traduit une réalité lourde de conséquences. En effet, victime de son succès, la plateforme s’est peu à peu transformée en un business orienté «profit», où ses prestataires ne donnent pas simplement «l’hospitalité» mais gèrent des dizaines de locations dédiées uniquement à cela. Bien entendu, le rêve des débuts perdure encore, mais il tend à se raréfier... Avec un revenu moyen brut de 5300 francs générés via Airbnb, les 25’000 hôtes du pays se professionnalisent. Bouleversant ainsi l’équilibre du secteur de l’hôtellerie comme celui de l’immobilier.
Une professionnalisation qui gêne
Il est vrai que pour un propriétaire qui ne roule pas sur l’or ou qui ne se sert pas de sa résidence secondaire, voire pour un couple de retraités en vacances, louer son loge- ment sur Airbnb plutôt que sur le marché classique est tentant. Cette solution moins stressante qu’un contrat de bail a ses avantages. En revanche, comme le dénoncent ses détracteurs, augmentation des loyers, perte de revenus pour les collectivités et concurrence déloyale sont à déplorer.
En plus des traditionnels reproches de non-égalité de traitement et de nuisances du surtourisme scandés depuis des années par les acteurs de l’hôtellerie, la fragilité qu’apporte le succès d’Airbnb au marché locatif (déjà plus que tendu dans des villes comme Genève ou Lausanne) inquiète. Notamment car il contribue à une hausse des prix en retirant des biens d’une offre qui s’assèche considérablement. L’institut allemand de recherche économique (DIW) a d’ailleurs constaté récemment dans une étude «qu’un logement Airbnb supplémentaire faisait augmenter les loyers pro- posés dans les environs immédiats de 13 centimes d’euro par m2 en moyenne».
Dans un pays comme la Suisse où la démographie se veut galopante et la pénurie de logement alarmante, cette «confiscation du parc locatif» pour des logements de vacances fait plus que jamais débat. Un enjeu majeur, devenu politique, qui, en l’absence de règle uniforme, a été pris en main par les autorités de chaque canton, chacune à sa façon.
La jungle des règlementations
Et sur ce point-là, Airbnb est clair: ce sont des réglementations et non pas des restrictions que l’on voit fleurir en Suisse. Effectivement, n’ayant aucune volonté d’interdire l’activité d’Airbnb mais simplement d’en réguler son fonctionnement, les cantons ont mis tour à tour en place des mesures à géométrie variable. Si neuf accords au total ont été conclus en Suisse avec le disrupeur américain, Fribourg aura été le premier romand à serrer le cordon (deuxième au niveau suisse juste derrière Zoug). Début 2018 déjà, le canton fribourgeois s’est assuré la perception d’une taxe de séjour par les hôtes d’Airbnb (au même titre que les hôteliers). Il aura fallu néanmoins attendre deux ans pour organiser la captation de ces dizaines de milliers de francs par an de façon automatique. Une taxe de séjour également collectée auprès d’Airbnb par le canton du Valais qui voit cependant en cet acteur un allié de taille contre la problématique des «lits froids» en montagne. Des logements secondaires rarement occupés par leurs propriétaires, qui n’étaient autrefois pas mis en location et, par conséquent, qui restaient vides une longue partie de l’année. Autre lieu touristique, autre défi. La ville de Lucerne et son taux de logements vacants à 0,8% a quant à elle été contrainte de passer par une votation, en mars 2023, afin de limiter à 90 jours par an la possibilité de location d’un bien aux touristes. Largement approuvée par la population, avec une majorité de 64%, l’idée s’était par ailleurs inspirée de l’exemple genevois.
À Genève justement, la limite de 90 jours de location par an est en vigueur depuis 2018, couplée à un accord pour la collecte d’une taxe de séjour datant de 2020. Passé le délai des 90 jours, le loueur Airbnb se met donc en infraction avec la loi, puisqu’un changement d’affectation du bien immobilier est dès lors nécessaire (devenant un local commercial). À noter tout de même que ce changement d’affectation est en finalité quasi impossible dans le canton (pour transformer son logement en local commercial et ainsi pratiquer l’hôtellerie, il est indispensable de trouver un bien dans le quartier pour effectuer le changement inverse).
Moins contraignant, son voisin vaudois a instauré de son côté l’obligation de s’annoncer aux communes et la tenue d’un registre en 2022. Pour aller plus loin, 20 communes vaudoises ont souhaité l’an dernier conclure un accord avec Airbnb pour un prélèvement automatique de la taxe de séjour. Le montant fixé à 3 CHF/ nuit/personne ne s’applique donc qu’à Blonay-Saint-Légier, Bussigny, Chardonne, Chavannes-près-Renens, Corseaux, Corsier-sur-Vevey, Crissier, Ecublens, Gryon, Jongny, La Tour-de-Peilz, Lausanne, Lutry, Montreux, Ollon, Pully, Romanel-sur-Lausanne, Saint-Sulpice, Vevey et Veytaux. Même si Région Nyon devrait prochainement se rallier aux communes signataires (en 2025), celles qui ne font pas encore partie de cet accord sont, de ce fait, censées prélever la taxe elles-mêmes... comme elles le peuvent. Un manque à gagner impossible à chiffrer pour le canton.
Des contrôles toujours approximatifs
Il faut dire que malgré l’application de ces diverses mesures, les annonces de plus de 90 jours à Genève ou les biens non déclarés sur sol vaudois restent encore et toujours présents sur la plateforme Airbnb. Une épine dans le pied que les autorités peinent à enlever. Des amendes de 20’000 ou de 50’000 francs en cas de récidives menacent les fraudeurs mais la plupart continuent de passer entre les mailles du filet, par manque d’outils de contrôle cantonaux. À Genève, par exemple, seule une «vérification sur dénonciation» est pour l’instant pratiquée. Toutefois, un groupe de travail serait en train de plancher sur un enregistrement obligatoire des hôtes avant toute location de bien de courte durée. À suivre.
Au niveau fédéral, le sujet a été abordé lors d’une table ronde organisée le 13 février dernier par le conseiller fédéral Guy Parmelin. «Réglementer la gestion des logements utilisés de manière temporaire» a fait parler et constitue l’une des trente mesures recommandées pour lutter contre la pénurie de logement ce jour-là. Concrètement, le groupe de travail estime qu’il faudrait «mettre en place une plateforme d’information et organiser des échanges d’expériences». Reste à voir si cela fera bouger des lignes.
Ailleurs, ce n’est pas mieux...
Dans le reste du monde, le géant californien affronte également le mécontentement de métropoles, elles aussi plus ou moins drastiques dans leurs normes. Cas extrême bien qu’efficace, New-York a mis un coup d’arrêt à ce type de location l’an dernier en multipliant les exigences. Pour louer sur Airbnb il faudrait désormais habiter soi-même dans le logement, être présent durant la durée du séjour et n’héberger que deux personnes à la fois, le tout pour moins de 30 jours consécutifs.
À Barcelone, où les habitants souffrent surtout du tapage nocturne des fêtards de passage, la location via Airbnb n’est possible depuis 2021 que pour des séjours supérieurs à 31 jours. Amsterdam limite au contraire les locations à 30 jours par an, Londres à 90 et Paris à 120 nuits par année. Enfin, Berlin, après avoir interdit aux particuliers ce type d’activité en 2016, a fait marche arrière pour aujourd’hui autoriser les résidences secondaires à la location pour une durée maximale de 90 jours par an.