Histoire

Une Genève préfabriquée

Avec la sortie d'un livre consacré à l'art de la préfabrication en territoire genevois, retour sur cette méthode de construction qui a façonné le visage du canton.

Le collège de la Golette Meyrin construit en 1967
Le collège de la Golette Meyrin construit en 1967 - Copyright (c) Leo Fabrizio
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A l’heure où grues et chantiers se multiplient dans nos rues, où quartiers et infrastructures riment avec envergure, et où chacun tente de dessiner la ville de demain, une cité plus durable, inclusive mais aussi innovante, il est parfois bon de s’arrêter quelques minutes et de regarder en arrière un instant. Se replonger à travers l’histoire, l’architecture, les événements du passé pour mieux comprendre ce qui a modelé, transformé, sculpté, construit la Genève d’aujourd’hui.

Un travail de fourmi que le professeur Bruno Marchand, spécialiste depuis trente ans en théorie de l’architecture à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), s’est attelé à réaliser dans son livre «PRELCO. L’art de la préfabrication» (éd. In folio, parution fin novembre). Une analyse de l’évolution du béton préfabriqué genevois à travers l’entreprise Prelco, qui a poussé Bruno Marchand à revenir sur les premiers pas d’une Genève qui s’est inévitablement préfabriquée au fil des décennies. La rédaction d'immobilier.ch est donc partie à sa rencontre pour vous proposer un saut dans le temps, une pause dans le quotidien effréné, et reprendre là où tout a commencé: dans les années d’après-guerre, lorsque les grands ensembles sont sortis de terre.

D’un contexte hégémonique...

Le cycle d'orientation de Pinchat à Carougediaporama
Le cycle d'orientation de Pinchat à Carouge

Pour cela, il faut imaginer Genève dans les années 50, lorsque le développement économique et la croissance démographique engendrent ensemble un nouveau besoin: celui de construire en masse. Répondre à une demande pressante de logements collectifs, de quartiers d’habitation denses et d’équipements adéquats devient alors un enjeu primordial pour le canton. «Les architectes de l’époque ont cherché en urgence comment rationnaliser voire industrialiser la construction pour qu’elle soit plus rapide et plus économique. C’est ainsi que la préfabrication s’est imposée comme solution», témoigne Bruno Marchand.

Cette méthode, qui consiste à d’abord couler le béton dans des moules en usine avant de les transporter et de les monter sur chantier, s’oppose à la technique traditionnelle du brique à brique (les éléments sont fabriqués au fur et à mesure directement sur place) et dirige très vite de nombreuses opérations. Les cités-satellites du Lignon (prévue pour accueillir 10’000 habitants), des Tours de Carouge (et ses 862 logements) ou encore des Avanchets (7000 personnes hébergées) font office parmi tant d’autres de vitrines et marquent ainsi le début d’une hégémonie du béton préfabriqué.

La montée en puissance de cette technique de construction coïncide également avec la réforme du système scolaire genevois. Amorcée dès 1960, sous la pression de politiques bien décidées à démocratiser les études, le marché est soudainement bousculé. Avec l’introduction du Cycle d’orientation, les communes se voient déchargées de leur obligation de construire des écoles primaires (malgré une augmentation de la population) mais d’un autre côté, l’Etat est contraint, à la hâte, de créer de nouvelles infrastructures scolaires, supposées pouvoir accueillir chacune 400 à 600 élèves. L’objectif est ambitieux, d’autant que deux Cycles d’orientation doivent voir le jour chaque année.

La préfabrication, grâce à son caractère répétitif et sa qualité de finition incomparable, s’avère une fois de plus la réponse idéale pour respecter les délais d’exécution. Mais avant de se lancer dans une fabrication en série, l’entreprise Induni & Cie est mandatée par le canton pour la réalisation d’une première école prototype: le Cycle d’orientation de la Florence, dans le quartier de Conches. Une réussite qui dicte la suite des travaux. «Les Cycles ont été faits selon les mêmes règles, les mêmes métriques. Il en résulte aujourd’hui une sorte de patrimoine commun à tous ces bâtiments scolaires préfabriqués qui arborent une architecture à la fois pure et dure. Quand on y pense, bon nombre des Genevois ont côtoyé ce même paysage urbain codifié de l’époque qui est toujours présent aujourd’hui», commente l’expert Bruno Marchand. Tandis qu’à Genève se déployaient des Cycles à base de préfabrication lourde en béton, à quelques kilomètres de là, dans le canton de Vaud, les constructions scolaires étaient pour leur part davantage axées sur du modulaire en verre ou en métal. Le professeur ironise sur ce point: «Si peu de distance, mais tant de différences dans la pratique...»

... à la remise en question...

A Lancy, les logements La Chapelle ont été préfabriquésdiaporama
A Lancy, les logements La Chapelle ont été préfabriqués

Pourtant, dans les années 1980, tout change. Genève bascule à nouveau dans un autre paradigme et délaisse peu à peu la préfabrication. La crise pétrolière fait des ravages, notamment auprès des acteurs de la branche, souligne Bruno Marchand: «Une fois les grands chantiers achevés, les projets sont cette fois-ci davantage contenus, les terrains plus petits et la monotonie du préfabriqué commence à déplaire». Et avec la diminution des constructions d’ampleur, les quelques entreprises autrefois spécialisées se raréfient elles aussi. Dans les faits, la demande se tarit mais elle persiste néanmoins sous une autre forme, plus haut de gamme. On passe désormais à une architecture préfabriquée de qualité supérieure, avec des recettes de béton dont la matérialité a du sens. «Une nouvelle génération d’architectes est venue jouer avec l’effet esthétique du béton préfabriqué qui permet de re- produire par exemple une sorte d’acier corten», appuie Bruno Marchand. Surnommé par certains «la haute couture» de l’architecture, le préfabriqué fait dorénavant de chaque élément d’une construction une pièce plus complexe ettechnique. L’entreprise genevoise Prelco, qui fête aujourd’hui son cinquantenaire, s’est justement adaptée à ces nouvelles attentes avec le développement d’une façade «sandwich», qui intègre l’isolation. Le produit devient populaire, mais au point de voir un retour en force du béton préfabriqué? Ce n’est pas certain.

... pour rebondir à l’avenir

L'usine de l'entreprise Prelco (Satigny)diaporama
L'usine de l'entreprise Prelco (Satigny)

Bien que Genève soit une ville très minérale, dont certaines réalisations récentes comme le quartier d’affaires de Pont- Rouge en confirment encore le penchant, il est difficile d’entrevoir un futur radieux pour le béton. Energie grise, mitage, uniformisation des bâtiments ou encore îlots de chaleur... les défauts pointés du doigt concernant le béton sont souvent légion. Cependant, le béton préfabriqué pourrait inverser légèrement la tendance. En effet, dans une table-ronde organisée début décembre au Pavillon Sicli (voir ci-dessous), Bruno Marchand reviendra sur ces questions d’avenir de la construction à Genève et sur ce lourd passé bétonné qui peut être équilibré avec une pratique durable inévitable.

Selon lui, «le préfabriqué est intéressant pour l’avenir car, contrairement à la construction traditionnelle qui s’effectue à la hâte sur les chantiers, la production en usine permet de tester, ajouter, retirer, retenter et pousser à l’innovation. Il offre en tout cas plus de possibilités que le béton traditionnel». Un effort d’amélioration constante qui s’ajoute à une tendance de façades composites (mélange bois-béton par exemple) et à la recherche pour intégrer plus facilement les panneaux solaires en amont... Tant d’opportunités qui confirment pour le moment que la préfabrication n’a pas encore fini d’écrire le cours de son histoire et de celle du bout du lac.

Une exposition pour retracer le passé

Du 2 au 9 décembre, au Pavillon Sicli (GE), l’exposition «L’art de la préfabrication: une culture locale» propose une plongée dans un demi-siècle d’histoire de la construction préfabriquée à Genève. Basé sur le livre de Bruno Marchand et le matériel de chantier, les maquettes, planches explicatives ou encore documents d’archives de la société Prelco, l’événement sera ouvert et gratuit tous les jours de 11h à 19h. Des visites guidées ainsi que deux tables rondes se tiendront en marge de l’exposition qui a été scénographiée par l’artiste plasticien genevois Christian Gonzenbach.