Perspectives

Quel avenir pour le béton?

Utilisé à tort et à travers de façon croissante depuis 1960, ce matériau fait désormais tache dans l’horizon zéro émission visé par la Suisse. La branche s’active donc pour décarboner ce secteur pour l’heure très énergivore.

Il n'existe plus que six cimenteries en Suisse. La branche s'active pour décarboner l'usage de ce matériau
Il n'existe plus que six cimenteries en Suisse. La branche s'active pour décarboner l'usage de ce matériau - Copyright (c) Freepik
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Haï autant qu’apprécié, le béton ne fait pas l’unanimité. Qu’il soit question de son esthétisme ou de son impact économique et environnemental, ce matériau divise mais a réussi à imposer sa suprématie au fil des décennies. Omniprésent dans notre quotidien, il compose nos routes, nos maisons, nos barrages, nos centrales, nos rails... et a su se rendre véritablement indispensable.

Avec 40 millions de tonnes par an, la Suisse figure d’ailleurs parmi les plus grands consommateurs de béton, deuxième matériau le plus utilisé sur la planète après l’eau. Alors il convient de se pencher quelques minutes sur l’avenir de ce secteur qui représente à lui seul environ 8% des émissions mondiales de CO2 (plus que le trafic aérien), tandis que notre pays entend se diriger tout droit vers une neutralité carbone à l’horizon 2050.

Retour sur un passé glorieux

Pour cela, revenons aux prémices de ce développement inégalé dans le domaine de la construction. Mis au point il y a plus de 2000 ans par les Romains (notamment pour l’édification du Colisée ou du Panthéon), le béton n’est ni plus ni moins qu’un mélange 100% naturel de trois éléments: des granulats (par exemple du sable ou du gravier), de l’eau et un liant qu’est le ciment (lui-même constitué d’argile, de calcaire ou de marne). Cuites ensemble, ces matières minérales durcissent, conférant ainsi au béton des qualités uniques de résistance, de capacité de chargement, de longévité et une certaine recyclabilité. Riche en gisements de calcaire et de marne (en particulier dans l'arc jurassien), la Suisse était donc prédestinée à la production de ciment et, de ce fait... de béton. En 1871, un certain Robert Vigier est le premier Helvète à fonder une cimenterie, à Luterbach (SO) plus exactement. Les débuts de l’industrialisation et la démographie galopante entraîneront une activité de construction sans précédent.

Par la suite, la croissance économique d’après-guerre provoque avec elle un raz-de-marée cimentier puisqu’en 1965, 17 usines seront comptabilisées dans le pays, produisant un total de 4,5 millions de tonnes de ciment. Un volume qui augmentera jusqu’au début des années 1970 pour atteindre les 6 millions de tonnes, avant de retomber à quelque 4 millions de tonnes par an au cours des années de récession qui suivront. L’industrie connaît ainsi plusieurs périodes de turbulences, provoquant fusions et restructurations en séries.

Aujourd’hui, seules 6 cimenteries ont survécu à l’échelle nationale, employant 717 personnes: Juracime (à Cornaux), le leader du marché Holcim (à Éclépens, Siggenthal et Untervaz), Ciments Vigier (à Péry) et Jura-Cement-Fabriken (à Wildegg). Si la demande est restée intacte, la réputation de ce matériau a été depuis écornée. En cause, les émissions de carbone engendrées par son utilisation en masse.

Le ciment, ce liant polluant

CO2 par tonne de cimentdiaporama
CO2 par tonne de ciment

C’est ainsi que la réalité environnementale a finalement sonné le glas de l’âge d’or du tout-béton. Conscients que la production de ciment exige une consommation intensive d’énergie (environ 600 kilos de dioxyde de carbone s’échappent dans l’atmosphère lorsqu’une tonne de ciment est produite), les acteurs de la branche ont dû commencer à réfléchir à cette nouvelle ère d'un béton plus «vert».

L’Association mondiale du ciment et du béton a dès lors annoncé vouloir atteindre la neutralité climatique d’ici 2050, ce qui a engendré une diminution de 30% des émissions par tonne de ciment depuis 1990. Mais tout reste encore à faire... L’objectif de réduction par tonne de ciment en 2050 étant fixé à -746 kg de CO2 par rapport à laproduction de ciment de 2019 (qui était de 600 kg de CO2), la présence pour le moment inévitable du liant qu’est le ciment (constitué de clinker qui est fabriqué par la cuisson de roches riches en calcaire, en argile ou en marne dans des fours à 1500°C) risque de compliquer les choses.

Des solutions à la pelle

Pour arriver à décarboner au maximum le secteur du béton, de nombreuses actions pourraient être mises en place dès aujourd’hui. Bien qu’aucune solution miracle et unique ne soit suffisante, leur combinaison pourrait permettre à terme au béton de reverdir son image tout en conservant son quasi-monopole dans la construction. Voici quelques pistes de réflexion en cours.

  1. RÉDUIRE LA TENEUR EN CLINKER DU CIMENT

Considérée comme un levier majeur de réduction des émissions, cette idée a déjà fait son bout de chemin puisque la Suisse n’utilise presque plus qu’exclusivement des ciments à teneur réduite en clinker. Il faut dire que si l’on avait continué avec les mêmes recettes de ciments qu’en 1990, il faudrait produire environ un million de tonnes de clinker en plus de ce qui est fait actuellement. Or, une tonne de clinker requiert environ 1,5 tonne de matière première (calcaire, marne etc.).

Pour aller plus loin, la cleantech Oxara, un spin-off de l’École polytechnique fédérale de Zurich (ETHZ) développe justement depuis cinq ans un béton qui ne nécessite pas de ciment. Avec de la terre et des adjuvants issus de ses laboratoires, Oxara propose un béton de terre coulée pour diverses applications (moins résistant à la compression et à la hauteur) mais un béton «propre» (-25% d’émissions) qui se révèle 20% moins cher que le béton traditionnel.

  1. AGIR SUR LES MATIÈRES PREMIÈRES

Il est également possible d’économiser plus d’énergie en utilisant des matières premières autres que le sable (qui se raréfie) et en optant pour celles qui ont besoin d’une température de combustion plus basse. À l’image du ciment CSA, à base de sulfoaluminate de calcium ou de magnésium comme celui sur lequel les chercheurs du Laboratoire suisse d’essai des matériaux et de recherche (Empa) travaillent actuellement.

  1. FAVORISER LE RECYCLAGE DU BÉTON

Le monde de la construction est un grand utilisateur de matières premières mais c’est aussi un très gros producteur de déchets. Le béton recyclé consiste surtout à opter pour des matériaux de démolition (béton et gravats mixtes) plutôt que des granulats naturels (gravier etc.). L’entreprise BGO, basée à Vufflens-la-Ville (VD), travaille par exemple avec des fournisseurs qui proposent des ciments bas carbone (utilisant de l’eau et des granulats recyclés). Un type de béton pour l’heure sous-utilisé car peu connu. Mais sachant que le principal défi du réemploi du béton réside dans la logistique, ceci afin d’assurer que le bon bloc se trouvera au bon endroit au bon moment, Damien Varesano (un ingénieur genevois) a créé la plateforme d'échange REUZI, visant à coordonner les acteurs du réemploi dans le canton de Genève.

  1. LE MIXER AVEC D’AUTRES MATÉRIAUX
Les sites de production en Suissediaporama
Les sites de production en Suisse

Matériau de construction indispensable, le béton n’interdit néanmoins pas de bâtir certaines parties d’un projet avec d’autres matières complémentaires. Le bois typiquement permet de gagner une certaine célérité et de la place comme pour le chantier de la tour résidentielle en bois de Malley Phare, à Prilly (VD), qui est en train de le prouver. Malheureusement, le bois doit être utilisé avec parcimonie et ne remplacera jamais le béton, faute de quantité suffisante de bois indigène (pour substituer 25% du béton produit chaque année, il faudrait une forêt une fois et demie plus grande que l’Inde).

En parallèle, l’argile s’est elle aussi quelque peu installée dans les rangs de la construction en Suisse. Disponible presque partout, adjointe à de la simple eau, l’argile régule l’humidité de l’air, prévient la formation de moisissures et purifie l’air ambiant. En revanche, la main-d’œuvre très spécialisée nécessaire pour sa confection fait pour l’heure défaut. Parmi les entreprises dédiées à la construction à l’argile, on retrouve Gasser Ceramic, un des fabricants suisses de premier plan de produits en terre cuite (présent depuis trois générations) ou encore Terrabloc qui existe depuis dix ans sur le créneau des déblais d’excavation terreux transformés en blocs de terre compressée stabilisée (BTCs).

  1. LE CAPTAGE DE CO2

Enfin, dernière proposition mais pas des moindres puisqu’il s’agit d’installations novatrices qui se chiffrent en centaines de millions de francs, le captage de CO2 est une solution destinée à prendre de l’ampleur prochainement. Notamment pour atteindre l’objectif d’émission zéro nette de la Suisse. Le recours à ces technologies à émissions négatives est donc attendu par toute l’industrie et divers projets prometteurs émergent dans le monde.

Au niveau suisse, la start-up bernoise Neustark a levé au début de l’été près de 69 millions de dollars, convainquant au passage des investisseurs tels que BlackRock, UBS et Holcim. Son concept étant de capturer du CO2 dans le calcaire utilisé dans la fabrication de béton auprès d’installations de biogaz, qui en rejettent, avant de le liquéfier et de l’acheminer vers des sites de recyclage des déchets de construction. Le dioxyde de carbone est ensuite injecté dans des granulats de béton provenant de bâtiments démolis ou dans d’autres déchets minéraux et est transformé en pierre. Via cette innovation, le groupe dit vouloir éliminer 10 millions de tonnes de CO2 par an d’ici 2050.

Fort de ce champ des possibles, le secteur du béton possède donc plusieurs cartes en mains pour avancer sur la voie de la durabilité. Un seul prérequis sera toutefois nécessaire: que tous les acteurs de la chaîne se sentent concernés par cette problématique et s’unissent pour garantir la mise en œuvre des solutions mentionnées. De l’État au promoteur immobilier, à la cimenterie, en passant par l’architecte... changer un modèle de production aussi dominant que celui-ci prendra du temps, alors commençons le plus tôt possible. Le changement, c’est maintenant.