Genève

Plongée dans la halle de Rive

Véritable microcosme de l’hypercentre genevois, où 23 artisans font front commun face à la concurrence des grandes surfaces et du tourisme d’achat, la halle de Rive a su traverser les décennies non sans embûches. Récit de ce qui a fait de ce site historique un lieu emblématique.

Le "marché permanent" avant qu'il ne soit démoli
Le "marché permanent" avant qu'il ne soit démoli - Copyright (c) DR
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Il est 6 heures, Genève s’éveille. Les travailleurs profitent encore quelques instants des bras de morphée, l’hypercentre quitte gentiment le silence qui le berçait, tandis qu’une agitation tire la ville de son obscurité: derrière de grandes portes vitrées illuminées, les commerçants de la halle de Rive sont à l’œuvre. Dans les sous-sols, l’un désosse une pièce de bœuf tout droit sortie de la chambre froide, l’autre finalise ses délices sucrés pour sa vitrine de chocolatier alors que le poissonnier s’échine à écailler sa daurade fraîchement livrée…

6h45. Les minutes filent et les palettes défilent. Le bazar qui ornait les allées laisse désormais place aux étals minutieusement remplis et décorés. Reste à préparer les emballages et apprêter son tablier en écoutant les histoires de la veille échangées entre les stands. Une routine de village aux faux airs d’antan qui se joue chaque matin, imposant la même chorégraphie 6 jours sur 7 à ces artisans prêts à accueillir les visiteurs de ce marché atypique en plein cœur de Genève. Mais pour comprendre ce qui a permis à cette dernière halle de Suisse de perdurer malgré les nombreux défis qu’il a fallu relever, revenons à ses débuts.

Démolir pour mieux reconstruire

Un temps que les moins de (cent) vingt ans ne peuvent pas connaître...diaporama
Un temps que les moins de (cent) vingt ans ne peuvent pas connaître...

Plus précisément, remontons à l’époque où l’on emballait le beurre dans des feuilles de bettes et l'on comptait encore en sous. Puisque c’est en 1872 que la Société de la Halle aux grains et Magasins généraux acquiert un terrain compris entre le bâtiment de l’entrepôt de la rue Pierre-Fatio (qui devint par la suite le Port-Franc), la place du cours de Rive, le cours de Rive et le boulevard Helvétique. Elle y construit un marché couvert, qu’elle vendra à peine cinq ans plus tard à la Ville de Genève pour la modique somme de 100’000 francs. Auxquels s’ajouteront 15’000 francs de travaux de transformation pour adapter le bâtiment à la vente de marchandises au détail.

L’exploitation de la halle de Rive débutera réellement en 1877, et ce, malgré une vétusté du site sans équivoque. En 1935, on pouvait alors lire dans le «Journal de Genève» qu’une armée de rats avait envahi le quartier de Rive, principalement aux environs de la halle. Un problème d’infestation réglé aussi vite qu’il n’était apparu. Les années passant, en 1945, ce sont les résistants français qui vinrent se ravitailler à la halle. Genève comptait en ce temps-là en tout et pour tout trois marchés couverts: les Pâquis, Rive et l’Île. Mais en tant que centre névralgique du quartier des Eaux-Vives, seul celui de Rive subsista par la suite. Du moins, jusqu’en 1960. Date à laquelle la démolition de l’ancien Port-Franc (contigu à la halle) et des travaux d’excavation nécessaires à la réalisation d’un garage souterrain voisin eurent raison des murs de la halle... Le Conseil administratif décida alors d’en profiter pour reconstruire la halle au même emplacement mais entourée cette fois-ci de deux immeubles de sept étages pour une utilisation plus complète de la parcelle et une modernisation du quartier.

Les volailles de la famille Rapellidiaporama
Les volailles de la famille Rapelli

Pour les commerçants de la halle, cette période de turbulences commence par un déménagement. Ne sachant comment la clientèle réagirait et ce qu’il adviendrait de ce marché couvert réputé, le collectif de maraîchers se voit obligé d’attendre et est transféré provisoirement dans un pavillon en bois, à quelques pas de là, à Pré-l’Évéque. Le chantier finalisé, huit ans écoulés et plus de 5 millions de francs dépensés plus tard, la halle de Rive est enfin inaugurée en 1969. Flambant neuve, elle déplace les foules, connaissant un boom jusque dans les années 80. Puis, en 1988, la climatisation défaillante échauffera à nouveau les esprits des commerçants, qui se verront envoyés en congé forcé durant six semaines, le temps pour la Ville d’installer de nouveaux systèmes de ventilation et de réfrigération. Coût de l’investissement: 2,8 millions de francs.

Le défi de la relève à trouver

Derrière les comptoirs, les générations se succèdentdiaporama
Derrière les comptoirs, les générations se succèdent

C’est donc sur ces bases solides que la halle de Rive a pu reprendre son activité, perpétuant son concept éprouvé et inchangé sans nouveau grand chambardement. À l’heure actuelle, 23 commerces, autrement dit 23 patrons s’activent quotidiennement derrière leur comptoir, au sein de ce marché permanent qui compte une petite centaine d’employés et génère 15 à 20 millions de chiffre d’affaires annuel. Réunis par leur diversité, les volaillers, bouchers, charcutiers, boulangers, pâtissiers, fromagers, traiteurs, primeurs, fleuristes ainsi que le bistrotier répondent de cette manière à la demande d’une multiplicité de clients.

«Nous essayons d’avoir du choix dans nos produits car la halle représente 70 heures d’ouverture par semaine. Il y a les clients qui viennent chercher le croissant du matin, ceux qui prennent le repas de midi à emporter au bureau et ceux qui font leurs courses avant de rentrer chez eux le soir. Sans parler du samedi qui est le jour des achats de la semaine. Alors quand un stand se libère et qu’un petit nouveau veut venir proposer un concept de jus de céleris matin, midi et soir, nous mettons notre veto», décrit Dominique Ryser, président de l’association des commerçants de la halle et propriétaire de la fromagerie Bruand. Il faut dire que la halle de Rive s’assimile à une grande famille d’artisans. Les commerces, pour certains présents depuis la première heure, se transmettent de génération en génération (à l’image de la boulangerie Jenny & Cie qui a vu l’arrière-petit-fils rejoindre l’entreprise récemment). «Pour ma part, mes parents ont repris le stand de la halle en 1982, j’avais 8 ans. J’ai continué l’affaire depuis et ma fille reprendra le flambeau plus tard mais elle connaît d’ores et déjà les enfants des habitués que l’on servait il y a trente ans. C’est un héritage qui se perçoit aussi au niveau de la clientèle», témoigne Dominique Ryser.

Une transmission qui se fait malgré tout de plus en plus difficilement, comme l’indique le fromager genevois. Fait indéniable: la branche de l’artisanat attire de moins en moins les jeunes. Si bien que certaines professions ont dû disparaître des lieux, libérant leur stand au gré de l’évolution des mœurs. «Il y a quelques années, à la place des tables de bistrot, on trouvait une triperie. Ce qui fait beaucoup moins rêver aujourd’hui...», se remémore le commerçant.

Une concurrence de taille

Ce marché regroupe désormais 23 commerçants et emploie près de 100 personnesdiaporama
Ce marché regroupe désormais 23 commerçants et emploie près de 100 personnes

Mais même si la halle de Rive se porte bien (avec 1 million de visiteurs estimés par an), la concurrence elle aussi affiche un état de santé rayonnant. À commencer par celle des grandes surfaces dont l’offre risque malgré tout de se gangréner selon Dominique Ryser: «Nous retrouvons les mêmes centres avec Coop ou Migros, assortis de Visilab, Dosenbach et Decathlon voire McDonald’s, à chaque coin de rue. Je pense réellement que les gens vont rechercher à nouveau de la proximité, de l’expérience, du service et ne plus simplement aller s’entasser dans ces mégacentres, dans des rayons où l’on scanne son produit et l’on repart sans avoir eu un sourire ou dit bonjour à quelqu’un.»

Autre concurrent tout aussi important: le tourisme d’achat, qui s’est nettement intensifié en 2023 et pourrait encore s’accentuer en raison de la baisse continue du cours de l’euro. Dans le même temps, le e-commerce cause lui aussi son lot de préoccupations au marché de la halle de Rive, bien que cette dernière ait su réagir avec la mise en ligne en 2021 de son propre marché virtuel. De quoi combler les urgences de sa clientèle via des commandes online sans pour autant remplacer la convivialité de ses artisans sur place. Une convivialité et un retour aux sources qui a d’ailleurs connu un regain d’intérêt chez les Genevois grâce au covid. Portés par la tendance du «manger local», les consommateurs se sont ainsi durablement détournés des asperges du Pérou pour retrouver les étals du coin. Tout comme les touristes qui reviennent à leur tour flâner dans la halle genevoise pour embarquer des fromages sous vide et les fameux chocolats suisses dans leurs valises. Quant aux périodes d’élections ou de votations, ce sont alors les politiciens qui ne manquent pas de serrer quelques mains au détour d’un rayon.

Un coup de neuf à venir?

La halle, nichée à Rive depuis 1969diaporama
La halle, nichée à Rive depuis 1969

Illustre et appréciée de tous ceux qui y déambulent, reste que la halle de Rive est toujours dans son jus. Murs, sols ou tapisseries, le décor date de 1969 et mériterait un léger rafraîchissement. Mais le projet est en cours assure le président de l’association des commerçants de la halle: «Nous parlons de rénovations depuis six ans avec la Ville, notamment pour fournir de l’électricité de manière plus durable, sauf qu’il faudrait pour cela trouver une halle provisoire et faire très attention à ne pas tout changer afin de conserver l’âme du lieu.» En l’état et en mains de la gérance immobilière de la Ville de Genève, la halle, qui loue ses stands aux commerçants, demeure cependant une aubaine à l’heure où trouver un local à prix abordable au centre-ville est tout sauf évident, surtout pour le secteur de l’alimentaire.

À l’aube de potentielles rénovations et d’une piétonisation de Rive (dans le pipeline depuis plus d’une décennie), la halle n’a pas fini d’ajouter des chapitres mouvementés à son histoire. Néanmoins, elle est bel et bien la preuve qu'il est encore possible de maintenir et développer le petit commerce à Genève.

Le concept de la Géni’Halle de Rive

Le concept de la Géni'Halle de Rivediaporama
Le concept de la Géni'Halle de Rive

Afin de ressentir cette ambiance familiale, de déguster les produits locaux et travaillés par les artisans, la halle de Rive se transforme chaque premier jeudi du mois de novembre en un buffet géant. Appelée la Géni’Halle de Rive, cette soirée, dont la neuvième édition se tiendra cet automne, consiste à payer 95 francs pour entrer dans la halle privatisée et goûter à tous les mets préparés par les commerçants, avec un verre de la Cave de Genève, le tout à discrétion. Les bénéfices seront ensuite reversés à l’association genevoise START qui vient en aide aux femmes en difficulté. Jusqu’à 400 convives sont attendus et les places seront disponibles dès cet été.

La halle de Rive en six dates clés

1872 Édification de la halle par la Société de la Halle aux grains et Magasins généraux

1877 Vente du bâtiment à la Ville de Genève

1963 Démolition de la halle

1969 Inauguration de la halle reconstruite

1988 Travaux de remise aux normes de la chaîne du froid

2024 La halle de Rive regroupe 23 commerçants, emploie près de 100 personnes et affiche un chiffre d’affaires de 15-20 millions de francs annuels