Les motivations du milliardaire
Pourquoi l’homme le plus riche du monde ne voulait pas payer la rançon aux kidnappeurs de son petit-fils chéri, mais a légué près de 70% de sa fortune à son Trust pour gérer ses musées d’art en Californie. Enquête à Los Angeles.
C’est bien connu, le malheur des uns fait le bonheur des autres. « A l’époque des Brigades Rouges, mes parents avaient tellement peur que je sois, à mon tour, kidnappée, qu’ils m’ont envoyée dans une école privée en Suisse », avait confié à Prestige une riche héritière d’une famille d’industriels italienne. Et, pour préserver la sécurité de leur progéniture, dans les années 1970, ils n’étaient, de loin, pas les seuls à avoir pris cette décision.
À l’origine de la ruée en question, l’affaire Getty. Elle avait tellement secoué toute l’Italie que son élite fortunée avait fait siens les établissements d’enseignement privé de la Suisse romande. Une aubaine que ces derniers devaient à John Paul Getty III, 16 ans, qui, lui, vivait le drame de sa vie. Et pour cause, le sort de l’adolescent enlevé ne semblait pas faire partie des priorités de Jean Paul Getty I, son richissime grand-père. Une histoire improbable, pourtant vraie, dont Ridley Scott a fait un film intitulé « Tout l’argent du monde ».
AVARE OU STRATÈGE ?
Il faut avoir visité le somptueux Centre Getty de Los Angeles pour se poser la question après le visionnage de ce film. Comment J. Paul Getty I, milliardaire et collectionneur d’art de surcroît, a-t-il pu refuser de payer les kidnappeurs de la chair de sa chair ? Quelles étaient ses motivations ? En tout cas, celle de son petit-fils John Paul Getty III sera dès le 10 juillet 1973, sa survie. Adolescent rebelle, il menait jusqu’alors une existence plutôt insouciante à Rome : beaucoup de fêtes, un peu de mannequinat et quelques petits rôles au cinéma. Sorti, à l’aube, d’une discothèque du centre-ville, le jeune homme bien imbibé, se fera « cueillir » en pleine rue par quatre gars, surgis d’une voiture blanche. Pour sa libération, ils exigeront de Gail, la mère du kidnappé… 17 millions de dollars. Divorcée de John Paul Getty II, fils du milliardaire, elle appellera donc son beau-père. Un coup de fil auquel le magnat du pétrole ne décrochera même pas. Sa réponse, Gail l’apprendra dans la presse : « J’ai 14 autres petits-enfants, et si je paie un centime maintenant, j'aurai 14 petits-enfants kidnappés. » Stupéfaction généralisée ! Pourtant, « honneur » oblige, les mafieux ne reculeront pas. Ils couperont l’oreille droite du jeune homme, puis l’expédieront par la poste au journal italien Il Messaggero. L’affaire fera le tour du monde, et le milliardaire daignera enfin négocier. Finalement, 3 millions de dollars seront payés pour la libération de l’adolescent mutilé. De cette somme, Getty versera 2 millions, montant maximum déductible de ses impôts, et prêtera le million restant au père du jeune homme, son propre fils donc, avec 4% d’intérêt. Durant les trois années suivantes, qui précéderont son décès à l’âge de 83 ans, Getty ne remettra jamais en question son refus initial de paiement. Accéder aux demandes des criminels et des terroristes ne fait que les encourager, jugait-t-il.
L’ART, CLÉ DE L’IMMORTALITÉ
Si la vie en danger de son petit-fils était sujette à négociations, qu’est-ce qui était alors une valeur suprême pour J. Paul Getty ? « La beauté que l’on peut trouver dans l’art est l’un des rares produits réels et durables de l’activité humaine », clame-t-il dans son autobiographie «As i see it ». Cependant, même les plus grands chefs-d’œuvre de sa collection d’art, débutée en 1930, ont été âprement marchandés et, souvent, acquis à des prix bien en dessous de leur vraie valeur ! Parmi eux, des statues antiques gréco-romaines, du mobilier royal de Versailles, acheté à… Versailles après la Deuxième Guerre mondiale ! Mais aussi des peintures des maîtres de la Renaissance, des tapis et manuscrits arméniens anciens, etc. D’ailleurs, sa gymnastique matinale aux haltères, Getty la faisait toujours dans sa chambre à coucher, devant le tableau d’une jeune fille peinte par Renoir. « J’aime bien l’idée qu’elle me regarde », disait-il. Ouvrir gratuitement ses collections au public, Getty le fera après son installation définitive à Sutton Place (Angleterre), résidence d’été du roi Henri VIII. – Getty Villa – et inaugurée en 1974, en son absence.
Superstitieux, après un vol très chahuté, Getty se souvenant des prédictions d’une gitane « Vous vous marierez 5 fois et vous mourrez dans un accident d’avion », cessera de voyager. Et en 1997, soit plus de vingt ans après son décès, Los Angeles inaugurera dans les montagnes de Santa Monica le Centre Getty. Ce campus culturel regroupe plusieurs bâtiments, avec bibliothèque et pôles de recherche, ainsi que des musées et un jardin accessibles gratuitement au public. Le chercheur David Singleman, son directeur touristique, confie : « Grand connaisseur d’art, Monsieur Getty avait une prédilection pour l’art antique et assez peu de considération pour l’art contemporain. Extrêmement pragmatique, il estimait aussi que ce genre d’institution devait être administrée par des professionnels et non pas léguée à ses héritiers. » C’est pourquoi, la Villa Getty et le Centre Getty sont entièrement gérés par son Trust grâce au legs de 700 millions de dollars du milliardaire.
QUI ÉTAIT J. PAUL GETTY ?
Un homme moyen qui, comme un tennisman, n’a fait que « renvoyer la balle toute sa vie » confiait-il à la télévision britannique. Et aussi un sentimental. Pour les cinq divorces, la gitane avait raison. Homme de goût et grand amateur de femmes, il les choisissait jeunes, belles, cultivées. Mais dès qu’elles devenaient mères, il divorçait. « Si une femme veut vous quitter, elle vous quittera et vous n’y pourrez rien », avait-il confié avec son habituel Poker Face à la BBC. Est-ce parce qu’il jouissait d’une réputation d’avare ? Il faut savoir que l’homme le plus riche du monde ne laissait jamais de pourboires et ne payait pas d’impôts, car tous ses avoirs étaient investis dans ses sociétés. Ses pires hantises : devenir pauvre ou essuyer un échec. Et sa vie maritale, Getty la considérait comme un échec. À tel point qu’à la fin de sa vie, le souhait qui l’animait était celui de vivre ne serait-ce qu’un seul succès marital. Voulait-il graver son nom dans l’histoire ? Il ne l’a jamais crié sur les toits. À la place, Getty a déclaré : « Je ne donne jamais d’argent aux individus, parce que c’est très ingrat et très peu scientifique. On fait un travail digne quand on crée pour la société dans son ensemble et lorsque le public en a connaissance ». C’est donc via ses musées que le milliardaire a su s’imposer comme un bienfaiteur et une personnalité dont le nom est connu de tous, ou presque. Celui qui n’a jamais voulu être un artiste a finalement réussi à rendre sa fortune durable grâce à l’art. Pragmatique et méfiant, il avait un amour inconditionnel pour ses parents, dévoués mais distants, et une forme de retrait émotionnel, que l’une de ses épouses résumera en disant : « Paul est l’homme le plus solitaire au monde. Il veut être avec les gens, mais il n’y arrive pas… » Aurait-il été le même sans ses milliards ? On ne le saura jamais.
10 COMMANDEMENTS DU SUCCÈS FINANCIER
Pour J. Paul Getty, le business était un art créatif comme un autre. Lui, il « s’amusait » à générer de la richesse en utilisant savamment son argent. Pour réussir à ce jeu, il fallait, d’après lui, avoir un tempérament plutôt rebelle et non conformiste. Et surtout, ne jamais se laisser influencer par qui que ce soit. « Apprenez à réfléchir par vous-même en vous cultivant quotidiennement », conseillait-il dans ses articles, qui paraissaient dans des… magazines de charme. Pourquoi là ? « Parce que cette presse est très lue par des jeunes hommes que j’essaye d’instruire », répondait le milliardaire pragmatique. Voici le résumé des dix commandements, tirés de son ouvrage « How to be rich ».
- Dans les affaires, le seul moyen de gagner beaucoup d’argent, c’est d’avoir sa propre entreprise.
- Le but principal du businessman doit toujours être la production de biens de qualité à moindre coût.
- La modération et la sobriété sont indispensables en affaires.
- Toute occasion justifiée d’expansion doit être sérieusement prise en considération.
- Il faut gérer son entreprise uniquement par soi-même.
- Ne jamais cesser la recherche de l’amélioration de ses produits et de l’augmentation de leur production, ainsi que de ses revenus.
- Ne pas craindre de prendre des risques calculés, ni de rembourser en temps et en heures ses emprunts.
- Prospecter toujours des horizons et marchés nouveaux.
- Défendre sa réputation et celle de ses produits pour conserver la confiance du public.
- Considérer et utiliser sa richesse comme un moyen d’amélioration des conditions de vie partout.