Chaplin's World - Corsier-sur-Vevey

Le manoir des silences éloquents

La rédaction d’Immobilier.ch vous propose de découvrir ou redécouvrir la diversité de l’architecture suisse à travers des personnages illustres. Nous vous emmènerons à travers des bâtisses et des édifices connus ou moins connus de Suisse. Dans ce numéro, Charlie Chaplin et son fabuleux Manoir de Ban sont à l’honneur.

C’est au cœur d’un écrin de verdure de 4 hectares, avec vue imprenable sur le lac Léman et les massifs alpins, que se dresse la demeure de Chaplin.
C’est au cœur d’un écrin de verdure de 4 hectares, avec vue imprenable sur le lac Léman et les massifs alpins, que se dresse la demeure de Chaplin.
diaporama

Si les murs pouvaient parler, que nous diraient-ils ? Le somptueux Manoir de Ban, une propriété de 15 hectares située au-dessus du lac Léman, dans la commune de Corsier-sur-Vevey (VD), est célèbre pour avoir été la résidence de Charlie Chaplin et de sa quatrième épouse, Oona O’Neill. Durant 25 ans, ce génie du cinéma y recevra des invités de marque : Marlon Brando, le pianiste Arthur Rubinstein, Coco Chanel, Gary Cooper, la virtuose Clara Haskil, Mickael Jackson, le réalisateur Roberto Rossellini, Ian Fleming (illustre auteur de la série des James Bond), Truman Capote ou encore la « Divine » Greta Garbo. Toutes ces personnalités ont foulé le parquet massif du Manoir, touché du bout des doigts ses boiseries, contemplé sa mosaïque de marbre. Certaines ont peut-être ri de se voir si belles dans le miroir qui trône au-dessus de la cheminée de la salle de projection.

Créativité et énergie émanent du silence

Le spectateur qui se promène dans le vaste domaine peut aisément se représenter les conversations vives et animées dans le jardin, les parties de balançoires et les éclats de rires des huit enfants de l’acteur dans les couloirs. Et pourtant. Si les pierres de cet édifice rectangulaire saturé de mémoire pouvaient parler, elles seraient peu disertes. Ou plutôt, elles parleraient la langue du silence. « La fille aînée, Géraldine, se souvient d’une grande maison silencieuse, car leur père travaillait et les huit enfants ne pouvaient pas faire de bruit », dit la bibliothécaire et pédagogue Brigitte Glutz-Ruedin, auteure de “Sept personnalités en Valais”, un livre qui vient de paraître aux éditions Slatkine.

Que l’on ne se méprenne toutefois pas : les parties de ballon, le barbecue du samedi, Chaplin jouant des tours aux enfants, Chaplin faisant le pitre à l’ombre des arbres fruitiers, mimant des scènes drolatiques, tout cela a existé. Il n’en reste pas moins que le scénariste consacrait la plupart de son temps à son travail, sa priorité absolue, même à un âge avancé. Brigitte Glutz-Ruedin rapporte le témoignage de Jane, la quatrième fille du Vagabond. « Toute ma vie, les adultes de cette maison m’ont dit : « Ne dérange pas ton père, il travaille… Ne dérange pas ton père, il est fatigué… Ne dérange pas ton père, il se repose… Ne dérange pas ton père, il est… ». Je fixe le match de foot qu’il regarde à la télévision ; il a coupé le son. Son amour du silence, sa solitude, je commençais à me rendre compte que le père du film muet était aussi mon père silencieux. » À cet égard, faut-il le rappeler, Chaplin a marqué son époque en s’opposant avec ferveur à la venue du cinéma parlant. Selon lui, le langage du geste – sa signature essentielle – transcendait souvent celui des mots.

Les visiteurs sont invités à effectuer un parcours inédit à travers les décors des plus grands films de Chaplin au Studio.diaporama
Les visiteurs sont invités à effectuer un parcours inédit à travers les décors des plus grands films de Chaplin au Studio.

Les silences au Manoir de Ban n’étaient pas exclusivement méditatifs et studieux. Certains étaient emplis d’éloquence. Une des secrétaires de Charlie confiait : « Pendant des années, je les ai vus (Oona et Charlie) à visage découvert. Jamais ils n’ont eu un mot de mésentente. Souvent, je les ai trouvés tendrement enlacés dans le salon, et ma présence n’interrompait nullement leurs effusions. » À qui sait entendre, les vieilles pierres murmurent encore leurs souvenirs de ce couple qui n’avait plus besoin de se parler pour se comprendre.

Une suite de défis

Intéressons-nous à présent de plus près à ces témoins muets. Transformer la résidence de Charlie Chaplin en un site public a été une suite de défis. «Organisationnels, car il a fallu mettre d’accord toutes les parties concernées, lit-on sur le site architectes.ch. Mais aussi historiques, puisque les bâtiments existants faisaient l’objet d’une inscription à l’inventaire des Monuments et des Sites. Ensuite architecturaux, pour implanter le nouveau bâtiment, le Studio, dans un environnement délicat. Enfin constructifs, puisque pour la rénovation de l’existant, c’était un travail d’artisan, des interventions minutieuses qui ne peuvent se faire qu’à la vitesse que sous-tend l’artisanat.»

Pour rappel, du vivant de l’artiste, ce domaine ombragé d’arbres centenaires comportait trois bâtiments : le Manoir, qui comptait 19 pièces sur trois niveaux, la Ferme et le Garage. Aujourd’hui, les visiteurs sont reçus dans quatre bâtiments, les trois d’origine, remis en état ou transformés selon les conditions et nécessités, et un nouveau bâtiment, le Studio qui, sur une surface d’exposition de 1’350 m2, reconstitue des espaces intimes de l’artiste et de sa famille. A noter que l’ensemble du chantier a nécessité pas moins de soixante entreprises et plus de 200 ouvriers.

Le résultat est à la hauteur des ambitions et des efforts. « Toiture en ardoise véritable, encadrements en molasses des portes et fenêtres réalisés par des tailleurs de pierre, préservation des caves voûtées, réfection des charpentes et des combles, ou encore remise des bâtiments aux couleurs d’antan, le Manoir a fait l’objet de nombreuses interventions de nature artisanale, parfois forts complexes, note Annick Barbezat-Perrin, directrice de la communication du musée Charlie Chaplin. La Ferme et le Garage ont aussi retrouvé leur enveloppe extérieure historique. » Et de conclure : « L’architecture du bâtiment est, quant à elle, longiligne, volontairement sobre et moderne, participant à un net parti-pris architectural visant à valoriser les bâtiments et le parc existants. »