Genève

Le défi de construire sous la ville

Prochainement, les CFF vont démarrer la réalisation de la gare souterraine de Genève et de ses deux tunnels adjacents. Faisant partie du plus grand chantier ferroviaire mené dans la région au 21e siècle, elle prévoit néanmoins son lot de difficultés.

A l'horizon 2030, le nombre de passagers circulant entre Lausanne et Genève doublera pour atteindre 100'000 personnes par jour
A l'horizon 2030, le nombre de passagers circulant entre Lausanne et Genève doublera pour atteindre 100'000 personnes par jour - Copyright (c) CFF
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Une véritable révolution de la mobilité se trame sous nos pieds à Genève. Jusque-là très peu visibles du grand public, les chantiers du programme d’amélioration du trafic ferroviaire de Suisse romande (Léman 2030) avancent pourtant à pas de géant. Deux chefs de projet des CFF, Alkisti Tsirogianni et Pedro Aboitiz, se sont rendus courant décembre à la Haute école du paysage, d’ingénierie et d’architecture (HEPIA) pour témoigner de leur expérience dans la conduite de ce plan inédit et périlleux à plus d’un titre.

Une mobilité sur rail remaniée

Rappelons-nous de novembre dernier, lorsque la gare de Cornavin (GE) a été forcée à l’arrêt total durant presque 20 heures pour enclencher le plus grand centre de contrôle informatisé de Suisse... il s’agissait alors déjà d’une épreuve de taille à la préparation plus que millimétrée.Mais ce n’était que le début. Ce qui attend maintenant les gestionnaires de ce projet monumental et, par effet ricochet, le public, ce sont encore quelques années de casse-tête et de nuisances pour pouvoir construire sous le centre-ville une extension de la gare (en exploitation) sur deux niveaux et deux nouveaux tronçons souterrains d’ici 2038.

Creuser dans les entrailles de Genève

Croquis représentant la vue des deux tunnels prévusdiaporama
Croquis représentant la vue des deux tunnels prévus

Afin de multiplier par trois les espaces existants en surface aujourd’hui, la future gare souterraine (voir encadré) mènera les passagers en direction de Lausanne via un premier tunnel qui ressortira dans le quartier des Nations (Prégny-Chambésy) ou, en sens inverse, vers l’aéroport de Vernier pour émerger dans le récent quartier de l’Etang. Trois sites en devenir mais une multitude de chantiers à planifier donc depuis 2016 avec toutes les contraintes qui en découlent.

«Nous allons devoir creuser au cœur de la ville deux tunnels avec deux techniques de creuse différentes. Du côté de Lausanne, nous opterons pour une creuse dite «traditionnelle», c’est-à-dire à l’aide d’engins spécifiques qui vont littéralement gratter la terre sur 1 kilomètre et projeter en simultané du béton pour maintenir provisoirement les sols. Ensuite nos équipes vont consolider le tunnel grâce à un système de coffrage», décrit l’expert Pedro Aboitiz. Pour le tunnel qui se dirige vers l’aéroport, tout se complique. «Nous allons nous servir d’un tunnelier, comme cela a été fait pour le Gothard, qui crée son parcours de 2,7 kilomètres tout en posant sur son chemin des éléments en béton en forme d’arc qui, une fois assemblés, constituent la structure du tunnel. Du deux en un», poursuit-il. Il ne reste alors plus qu’à poser le sol et les équipements (voie ferrée, lignes de contact, signalisation, sécurité), puis de fermer de part et d’autre des deux tunnels.

Deux tracés totalement opposés

Cela semble facile? Loin de là. Il a fallu par exemple définir un tracé viable sachant que des sorties de secours sont nécessaires tous les 500 mètres environ pour, qu’en cas d’accident, les voyageurs puissent être évacués. Ce qui implique d’éviter tout au long du parcours des bâtiments ou infrastructures et de pouvoir émerger à la surface à 17 endroits de la ville. 17 issues de secours donc 17 chantiers avec une création d’escaliers descendant en profondeur, un raccordement à l’électricité, une intégration urbaine et un accès dégagé, le tout sans trop déranger le voisinage.

D’autant que le tunnel du côté de Lausanne se situe majoritairement sous les voies CFF et les terrains des ONG, tandis que du côté de l’aéroport, «le tunnel est implanté en pleine ville, sous des bâtiments existants qui ont parfois des sous-sols à plusieurs niveaux. Donc les deux secteurs ne se ressemblent absolument pas», commente l’un des deux chefs de projet présents à la conférence. Ce qui a nécessité de ce fait trois campagnes de reconnaissance de 2016 à 2023 avec des centaines de sondages pour analyser Genève et définir un tracé optimal.

Une rentabilité sur le fil du rasoir

Une gare souterraine est prévue avec deux nouvelles voies pour bénéficier de 4 trains supplémentaires par heure et par sensdiaporama
Une gare souterraine est prévue avec deux nouvelles voies pour bénéficier de 4 trains supplémentaires par heure et par sens

Mais le tracé n’est qu’une composante parmi les diverses contraintes géométriques du projet... Il y a bien entendu les questions de budget à tenir. Estimée à 2 milliards de francs, la mise en oeuvre de ces deux voies souterraines risque de fortement gonfler la facture finale en fonction des retards éventuels. Typiquement, le tunnelier qui servira pour la creuse côté aéroport est intéressant «car il permet une excavation en continu et d’avoir une cadence d’avancement rapide mais il faut prévoir plus de risques lors de la phase de travaux avec cette machine sophistiquée qui n’apprécie guère de croiser des pierres ou des éléments métalliques non répertoriés. Et puis c’est une machine qui n’est pas évidente à concevoir puisqu’il faut compter un an pour la livraison et six mois pour son montage sur place», souligne Alkisti Tsirogianni.

D’autant qu’une technique d’excavation mécanisée avec un tunnelier ne devient rentable que si le linéaire à creuser dépasse les 3 kilomètres (ici il mesure 2,7 kilomètres). La planification sera donc acrobatique. À cela s’ajoutent les aspects de bruits, de poussière, de manque d’espace, d’éventuelles malfaçons et de constructions futures, de l’installation des chantiers en pleine ville, de l’intégration dans le paysage, de la logistique à gérer...

Quid des matériaux excavés?

Et en parlant de logistique, un enjeu monumental (pré)occupe également les équipes: celui de la gestion des matériaux excavés. Que faire des 1,3 million de m3 qui seront extraits dans ce projet? Pedro Aboitiz l’assure, «nous travaillons dès maintenant pour trouver des solutions de valorisation, sur nos chantiers en priorité et, le cas échéant, sur le canton de Genève». Près d’1,3 million de m3 de matériaux dont le stockage ne pourra pas être assuré en centre-ville comme il l’aurait été en rase campagne et où des allers-retours de camions à des cadences trop élevées seront impossibles.

Quelques points noirs restent donc encore à éclaircir d’ici le début des travaux qui ne sera pas prévu avant 2030. L’objectif de mise à l’enquête étant agendé à 2027, «cela va prendre encore du temps. Notre dossier de demande d’autorisation de construire est en train d’être monté mais il compte d’ores et déjà 1600 pièces, dont chaque rapport fait 200 pages!», s’enquiert Pedro Aboitiz. Alors rendez-vous en 2038 pour l’inauguration hypothétique de ces gares du futur... à six pieds sous terre.

Les souterrains comme mine d’or?

L’extension de la gare et ses tunnels associés n’est pas le seul projet souterrain prévu à Genève. Comme annoncé en décembre dernier, un métro reliant le pied du Jura au Salève en passant par le centre du canton pourrait bientôt voir le jour afin de renforcer le Léman Express. Avec une mise en service espérée aux alentours de 2050, cette ligne qui transporterait entre 120’000 et 160’000 passagers par jour traversera Genève sur 18 kilomètres pour la modique somme de 4 milliards de francs. De quoi relancer l’idée d’une ville souterraine à développer? L’idée autrefois saugrenue fait de plus en plus écho avec la raréfaction des terrains constructibles genevois. Certaines villes confrontées aux mêmes problématiques ont quant à elles déjà pris les devants telles que Tokyo, Amsterdam, Montréal ou encore Helsinki qui case ses usines en sous-sol. Des chercheurs de l’EPFL ont justement mis au point il y a quelques années un modèle (appelé «Deep City») pour construire les villes sous les villes et profiter ainsi de ressources inexploitées. Selon leur analyse, Genève et Lausanne disposaient d’un potentiel important.

Un projet de gare en profondeur

Il y avait urgence à prévoir une extension de la gare Cornavin (GE). Située au coeur de la ville, la troisième gare de Suisse en termes de visiteurs journaliers (171’000 personnes, derrière Berne et Zurich) n’allait pas être en mesure d’accueillir les 124’000 passagers envisagés au quotidien pour 2038. Si le premier projet des CFF, il y a dix ans, prévoyait une extension en surface qui aurait détruit une partie du quartier des Grottes, une construction en profondeur s’est finalement rapidement imposée. Au programme désormais: une gare souterraine avec deux nouvelles voies pour bénéficier de 4 trains supplémentaires par heure et par sens, ainsi qu’une «mezzanine» (sorte de couloir intermédiaire) qui permettra de fluidifier les déplacements en gare qui font la particularité de Cornavin, puisqu’une personne sur deux qui la traverse transite en réalité non pas pour prendre un train mais pour se déplacer d’un bout à l’autre de la ville.