Le champ des possibles
Le décorateur de génie Jacques Garcia a métamorphosé ce palais normand en un véritable Eden où ses collections d’art et d’objets des siècles passés sont sublimées par 45 hectares de jardins enchanteurs.
Quand on arrive dans ce lieu situé au cœur de la Normandie, on se projette directement au temps de Louis XIV et de Marie-Antoinette. Les employés, parés de perruques et de vêtements d’époque déambulent dans les couloirs du château et au milieu de ses magnifiques jardins. Jacques Garcia, probablement le décorateur le plus célèbre au monde, a à son actif des réalisations telles que l’hôtel Costes à Paris, la Mamounia à Marrakech, les hôtels La Réserve, ou encore l’hôtel Wynn à Las Vegas. La touche Garcia est reconnaissable partout dans le monde, même si son style peut varier considérablement. Ce passionné d’histoire de France aime raconter des récits, vivre des moments forts et transmettre son savoir. Construit au XVIIe siècle par Louis Le Vau, l’architecte de Versailles, Champ de Bataille est l’apogée de sa carrière qu’il a réussi à transformer en musée abritant des milliers d’objets historiques – la plupart provenant de collections royales - qu’il chine depuis plus de 50 ans.
Racheté il y a 30 ans, Garcia a transformé ce qui était alors une ruine en un magnifique palais éblouissant. L’intérieur avait été dévasté par la Révolution. L’établissement, transformé en hôpital durant la première partie du XXe siècle, est alors détenu par des propriétaires privés. Ce domaine re- présente, malgré tout, l’émergence d’une nouvelle architecture, magistrale en l’occurrence, qui l’a immédiatement séduit. Les extérieurs n’avaient pas été modifiés, mais ils avaient disparu avec le temps. Après des fouilles archéologiques, Garcia a retrouvé un dessin d’André Le Nôtre qui avait alors réalisé les jardins de Champ de Bataille.
Jacques Garcia a laissé place à son talent et à sa fantaisie pour créer le plus grand parc privé d’Europe, sur près de 45 hectares (le domaine, comprenant un golf et des forêts, totalise 400 hectares). C’est avec détermination et une patience infinie qu’il a redonné vie à Champ de Bataille. Aujourd’hui, cette adresse représente une mosaïque de folies permettant des jouissances variées. On y trouve vingt jardins différents, des palais moghols, une serre tropicale, la Grotte de Cybèle, un jardin d’Éden. Le bâtisseur se dit passionné de botanique et de jardins anglais, sensible aux senteurs des jardins, aux fleurs, à l’herbe coupée et aux papillons. Interview d’un visionnaire idéaliste et déterminé qui s’est toujours donné les moyens de ses ambitions.
Vous avez eu un véritable coup de cœur pour Champ de Bataille en 1992. Pourquoi ce château et pas un autre ?
J’ai collectionné dès mon plus jeune âge des objets très contemporains et des meubles historiques. J'aime l'univers et l'histoire de France. J'étais l'un des premiers collectionneurs de Jean-Michel Frank, un des principaux décorateurs français de la période Art déco. À 30 ans, j'ai acheté la Maison de Mansart à Paris, puis un château en Province. Finalement, à 40 ans, j’ai redécouvert Champ de Bataille, que j’avais eu le plaisir de visiter enfant avec mon père. Le lieu était dans un état déplorable et devait devenir un hôtel pour des Japonais. Je cherchais depuis longtemps un endroit pour y créer un musée. L’occasion d’acquérir un tel chef d’œuvre d’architecture ne se présente que rarement. Champ de Bataille a les dimensions et les volumes d’un palais. Possédant une collection d’art de provenance royale, c’était le lieu idéal pour y exposer ces trésors du patrimoine.
Je cherchais depuis longtemps un endroit pour y créer un musée. J'ai acheté ce palais à la campagne pour en faire un musée.
Comment avez-vous fait pour accumuler autant d’objets ?
C’est la force de l’âge. Je viens d’avoir 77 ans. C’est 50 ans de passion, de recherche et d’achats. J’ai tout déniché moi-même. La majorité des objets à l’étage ont des références historiques, notamment de l’histoire de la famille royale.
Et ces jardins, aviez-vous une vision quand vous avez acquis le domaine ?
La vision du bâtiment, je l'avais, c’est mon métier, je suis décorateur. J’ai réalisé des maisons extraordinaires pour des clients privés, avec les objets les plus chers au monde. Mais les jardins, c’était très différent. Contrairement aux croyances, je préfère de loin les jardins anglais que les français. En 1993, un an après le rachat du Château, une tempête incroyable a arraché tous les arbres. J'ai voulu vendre. Par la suite, j'ai préféré effectuer des recherches archéologiques et créer le plus grand jardin privé d'Europe, qui comprend aujourd’hui des cascades, des statues, des fontaines, des temples, et des étangs. Ce jardin m'a appris à être patient alors que je suis d’une nature impatiente.
Racontez-nous l’histoire du jardin anglo-indien que vous avez inauguré l’an dernier…
Au départ, je voulais créer une sorte de cité romaine comme à Potsdam, mais avec des éléments anciens C'était trop cher. À la suite d’un tremblement de terre en Inde – pays où je me suis rendu de nombreuses fois -, des villes entières étaient à vendre. J'ai pu acheter des temples à des prix très abordables. Cela m'a poussé à créer un jardin moghol, étonnamment le premier en Europe. Cela a pris dix ans et 600 containers venus d’Inde. Tout est ancien, même les murs sont en pierres de là-bas.
Vous avez aussi érigé une grotte…
Durant la période de la pandémie, je suis resté six mois sur place et c'est à ce moment-là que j'ai créé la grotte de Sybel avec mon ancien compagnon. Elle est inspirée de la grotte de Thétis à Versailles, aujourd'hui disparue. Cette grotte est la dernière étape de ce jardin.
La prochaine étape, c’est quoi ?
Les 45 hectares sont remplis, exactement comme je le souhaitais. Je ne touche plus à rien. Ma préoccupation actuelle, c’est sa maintenance.
Justement, quel est l’avenir de Champ de Bataille ?
Je vais créer une fondation qui permette de faire perdurer Champ de Bataille. Je suis le détenteur des lieux mais je vais le léguer, probablement, à l’État. Je vais faire en sorte qu’il soit auto-financé avec les activités du château. Sinon, je vendrai l’une de mes propriétés pour le financer. Je suis nostalgique du futur, jamais du passé. Pour l’heure, il faut financer son coût qui se monte à environ 3 millions d’euros par an en entretien. Il faut donc trouver des fonds. Pour cela, nous voulons augmenter le nombre de visiteurs. Nous allons également créer de nouvelles chambres dans l’aile en face, où il y en a déjà 12, complété d’un restaurant. Une partie du site pourrait devenir à terme un hôtel indépendant du musée. Outre le golf que nous exploitons déjà, nous allons également louer le pavillon moghol pour des événements privés, comme des lancements de parfums, des mariages, ou autres.
On dit de vous que vous êtes un génie… Comment l’expliquez-vous ?
Ma force réside dans mon sens aigu de l’espace, et je l’ai immédiatement. Vous me montrez un plan de 25’000 m², le projet est fait en dix minutes. J’ai aussi une capacité à me surpasser. Je vais au-delà de tout.
Y’a-t-il un style Jacques Garcia ?
J’ai décoré l’hôtel Costes à Paris, les hôtels La Réserve, la Mamounia, j’ai passé dix ans à réaménager Versailles, et j’ai réalisé 40 salles au Louvre pour le XVIIe et XVIIIe siècle tout en travaillant simultanément sur l’hôtel Wynn et l’hôtel MGM à Las Vegas. Il y a un gouffre entre ces différents mondes. Cela prouve que je n’ai pas de limites. Je me sens à l’aise avec un style comme avec un autre. Je ne pense pas qu’il y ait un style Jacques Garcia, j’ai simplement une pensée différente.
Comment rester à la mode ?
Je suis anti-mode. Je ne veux surtout pas être à la mode. Comme disait Chanel, tout ce qui est à la mode se démode.
Vous avez décoré aussi de nombreux casinos…
Effectivement, j’ai notamment commencé avec les casinos de la famille Barrière, c’était un nouvel univers pour moi qui venait du monde de l’art et notamment des XVII et XVIIIe siècles français.
Voyagez-vous encore beaucoup ?
De moins en moins. Je suis toujours actif, mais beaucoup de choses peuvent être faites à distance. Comme pour tous, les visio-conférences depuis les quatre coins du monde font maintenant partie du quotidien. Néanmoins, je suis avec attention l’ensemble des projets et des chantiers de l’agence.
Qu’avez-vous réalisé en Suisse hormis l'hotêl La Réserve ?
Nous décorons actuellement un grand château du XVIIIe à Genève. J’ai déjà décoré plusieurs châteaux en Suisse romande.
Quelle est votre plus grande fierté à part Champ de Bataille ?
Peut-être l’hôtel Costes qui porte véritablement l’empreinte Jacques Garcia. Jean-Louis Costes voulait d’ailleurs l’appeler l’Hôtel Garcia, mais j’ai refusé alors que c’est l’hôtel à la mode depuis plus de 30 ans. Je prends parfois des décisions surprenantes….(rires)
Un regret ?
Je n'ai aucun regret. La vie m'a comblé de chances et d'opportunités. J'ai bénéficié de l'amour inconditionnel de mes parents. Bien que nous ne fûmes pas riches, j'ai grandi sans attachement matériel. Mon père, un intellectuel, m'a enseigné que la matérialité était futile, tandis que ma mère, plus matérialiste, ap- portait un équilibre. J'ai eu la chance de faire des rencontres incroyables, tant sur le plan affectif qu'amoureux. Je n'ai jamais été seul, même dans mes pensées. Ma vie a toujours été bien remplie. Je suis fidèle par nature, ne quittant que pour embrasser de nouvelles aventures extraordinaires. Même si je doute souvent, je n'ai aucun regret. Les créations peuvent parfois sus- citer des regrets, mais heureusement, ces sentiments s'estompent avec le temps.
Quelles ont été les rencontres décisives de votre vie ?
Plusieurs rencontres ont marqué ma vie. Maria de Beyrie, une amie de ma mère et antiquaire du XXe siècle, m'a initié au monde de l'art à l'âge de 18 ans, me transmettant les fondamentaux. Jean Pétin, un industriel français passionné d'art, m'a permis, pendant plus de dix ans, de consulter chaque soir ses catalogues de vente, une expérience extraordinaire. Dans les années 1990, ma rencontre avec Diane Barrière-Desseigne, à travers mes réalisations pour le groupe Lucien Barrière, m'a fait connaître du grand public. Enfin, en 1995, ma rencontre avec Jean-Louis Costes m'a ouvert de nouvelles perspectives dans le domaine de l'hôtellerie et de la restauration.
Quelles sont vos qualités ?
Je suis très flexible. J'apprécie autant la grandeur des châteaux que le charme d'une simple chambre de bonne. J'aime profondément le goût de la campagne, l'odeur de l'herbe fraîchement coupée, et les papillons qui virevoltent. Je suis quelqu’un de simple au fond, même si je vis dans un château.