L’empreinte organique du Goetheanum
À dix kilomètres au sud de Bâle, sur la colline de Dornach, se dresse un lieu unique en son genre: le Goetheanum. Conçu dans les années 1920 par le philosophe Rudolf Steiner, cet imposant bâtiment en béton armé fascine par ses formes expressionnistes. Véritable coeur de l’anthroposophie, il attire penseurs et curieux du monde entier.
De Rudolf Steiner, on connaît les théories sur l’agriculture biodynamique, le label Demeter, et les produits Weleda, ainsi que les écoles Steiner, présentes dans de nombreux pays. Ce que l’on sait moins, c’est que le fondateur de la Société anthroposophique fut également un bâtisseur visionnaire, pionnier de l’architecture organique. Ce courant architectural, qui s’inspire des formes de la nature pour créer des bâtiments qui se fondent dans leur environnement, est né à la fin XIXe siècle aux États-Unis avec Frank Lloyd Wright. On l’appelle aussi, à l’époque, «Style Prairie». Fortement influencé par ses voyages au Japon, Wright estime que le futur de l’architecture est d’abandonner la symétrie et qu’un bâtiment doit être pensé comme un organisme vivant.
Rudolf Steiner partage cette vision. Son aventure architecturale débute en 1911, lorsqu’il se met en quête d’un lieu pour accueillir les représentations du Faust de Goethe. Un premier projet de théâtre pour la ville de Munich est rapidement abandonné pour des raisons urbanistiques. C’est alors qu’Emil Grosheintz, dentiste bâlois et membre de la Société anthroposophique, offre à Steiner un terrain situé sur une colline à Dornach, dans le canton de Soleure. Le projet munichois est adapté pour ce nouvel emplacement, et la première pierre est posée le 20 septembre 1913.
Un terrain de glaise collante
Rudolf Steiner s’investit corps et âme dans le chantier. Les récits de l’époque le décrivent, bottes aux pieds et blouse de travail, arpentant un terrain «recouvert de glaise collante». Aux côtés de ses disciples, Steiner leur enseigne l’art de sculpter des chapiteaux dans de grands blocs de bois. Lors d’une conférence à Dornach le 18 octobre 1914, il explique son objectif: «Exprimer dans chaque ligne et chaque forme non pas ce qui relève de l’individualité humaine, mais ce que le monde spirituel révèle à travers les formes plastiques qui traduisent le cours des événements».
Le Goetheanum - nommé ainsi en hommage au grand poète allemand - est inauguré en 1920, lors d’un congrès. Majestueux, ce bâtiment en bois se distingue par ses deux coupoles, ses sculptures, ses fresques et neuf fenêtres aux vitraux colorés disposées en triptyques. Pour les créer, Rudolf Steiner a fait ériger un atelier spécifique, le Glashaus, ou «maison de verre», encore visible aujourd’hui. La technique du dessin hachuré a été utilisée pour les vitraux. «Les motifs sont dégagés de plaques de verre uni, explique-t-il lors d’une autre conférence, en juin 1921. Mais la gravure n’est d’abord qu’une sorte de partition. Cela ne devient une oeuvre d’art qu’une fois en place, quand le soleil passe au travers.»
Ces splendeurs architecturales seront malheureusement réduites en cendres. Trois ans à peine après sa construction, dans la nuit du 31 décembre 1922, un incendie criminel ravage le bâtiment. Seules subsistent les fondations en béton et la sculpture monumentale de Rudolf Steiner, Le Représentant de l’Humanité, sauvée de justesse car elle se trouvait dans un atelier voisin. On peut donc l’admirer encore aujourd’hui.
«Nous reconstruirons»
Rudolf Steiner refuse toutefois de se laisser abattre par ce coup du sort. Dès le lendemain de l’incendie, il rassure ses proches: «Le travail continue. Nous reconstruirons.» En 1924, il dévoile la maquette du deuxième Gotheanum, celui que l’on connaît aujourd’hui qui, contrairement au premier, a été pensé à partir de l’extérieur et non depuis l’intérieur. Ses formes dynamiques évoquent les forces de croissance et de métamorphose présentes dans la nature. L’implantation du bâtiment sur une terrasse de la chaîne du Jura est soigneusement choisie: le Gotheanum se dresse dans un triangle aligné sur les astres, reliant les points culminants des montagnes environnantes et formant un triangle équilatéral avec les châteaux de Dorneck et de Birseck.
Défi pour l’époque, le bâtiment sera réalisé en béton armé entre 1925 et 1928. Puis progressivement complété et réaménagé au fil des ans par divers architectes. Aujourd’hui, il s’organise autour d’une imposante montée d’escaliers et d’une grande salle de spectacle de 1000 places. La couleur y occupe une place centrale, et les vitraux ont été entièrement refaits. Cependant, il est impossible de dire si ce deuxième Goetheanum correspond à la vision originale de Rudolf Steiner. «Le père de l’anthroposophie est décédé le 30 mars 1925 à Dornach, et il était loin d’avoir tout prévu et dessiné», souligne la critique d’art et d’architecture Mireille Descombes.
Le Goetheanum a durablement façonné son voisinage immédiat. En un siècle, près de 180 bâtiments, qu’ils soient fonctionnels ou résidentiels, ont été érigés autour de ce centre, incarnant dans une certaine mesure le style «organique» qui le caractérise. Pour marquer les 150 ans de la naissance de Rudolf Steiner, ces constructions ont été recensées dans un guide d’architecture, Architekturführer Goetheanumhügel. Die Dornacher Anthroposophen-Kolonie (non traduit en français). Quatre parcours balisés permettent aujourd’hui aux visiteurs de découvrir cette «colonie des anthroposophes» et d’explorer l’empreinte unique laissée par le Goetheanum sur le paysage architectural de Dornach. D’une durée d’environ 90 minutes, ces circuits partent tous du Goetheanum et se déploient dans quatre directions vers Dornach et Arlesheim, offrant ainsi une immersion dans une architecture aux formes atypiques: portails minutieusement sculptés, toits majestueusement voûtés et escaliers aux courbes organiques, le tout entouré de jardins enchâssés ou de paysages verdoyants.