Morges

Igor Stravinsky, le Russe qui devint vaudois

Une fois par mois, nous vous emmenons à travers des bâtisses et des édifices connus ou moins connus de Suisse. Dans ce numéro, place à Morges, avec Igor Stravinsky et la villa Rogivue. Grand voyageur, cosmopolite et aventurier par nature, le compositeur légendaire a vécu en Suisse de 1914 à 1920. Rencontre.

La bâtisse transformée en hôtel en 2012 a conservé ses apparats des XIXe et XXe siècles, notamment les boiseries, sculptures, stucs, cheminée et fontaine.
La bâtisse transformée en hôtel en 2012 a conservé ses apparats des XIXe et XXe siècles, notamment les boiseries, sculptures, stucs, cheminée et fontaine. - Copyright (c) Hôtel La Maison d'Igor
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Flamboyant, caractériel, insaisissable, inspiré… Une célébrité mondaine aussi, proche de tout le gotha international, de Cocteau à Mussolini, en passant par Picasso, Chaplin, Marcel Proust, Khrouchtchev et le pape Jean XXIII. Un créateur aux mille visages, aux mille vies, l’amant de Coco Chanel. C’est ce que le monde a retenu d’Igor Stravinsky, l’un des compositeurs les plus prolifiques du XXe siècle, auteur de chefs-d'œuvre parmi lesquels L’Oiseau de feu (passé au répertoire de tous les orchestres), Petrouchka (devenu un classique du XXe siècle) et surtout Le Sacre du printemps, véritable bombe dans le ciel de l’art européen qui offusqua le Tout-Paris en 1913. Ce que l’on sait moins, c’est qu’Igor était aussi un fêtard doté d’un formidable sens de l’humour. Voici le portrait que dresse de lui sa filleule Eve Babitz dans ses Mémoires intitulés Eve à Hollywood. «Il était tout petit, joyeux et génial, et il buvait. Il me glissait des verres de scotch sous la table basse quand ma mère avait le dos tourné; j’avais 13 ans.» Plus loin, Eve Babitz ajoute qu’à son seizième anniversaire, elle portait un décolleté échancré dans lequel son parrain lui glissait des pétales de rose. «S’il nous fascine, c’est aussi pour ces anecdotes où on le voit improviser une bataille de polochons dans le palais d’un prince persan, ou arriver tellement ivre à une cérémonie en son honneur que ses hôtes doivent l’écourter», renchérit Lionel Esparza, auteur du livre En avant la musique!, avant de préciser que lesdits hôtes n’étaient rien moins que le président des États-Unis et son épouse.

Igor Stravinsky (1882-1971), un compositeur de génie, père de la modernité au XXe siècle.diaporama
Igor Stravinsky (1882-1971), un compositeur de génie, père de la modernité au XXe siècle.

Mais commençons par le commencement. Igor Stravinsky est né dans une famille de musiciens en 1882 à Oranienbaum, au cœur de la grande culture russo-européenne du XIXe siècle (le monde de Tchaïkovski, de Dostoïevski et de Tolstoï). «Ce n’est pas un enfant très heureux. Son père est sec et autoritaire, avec des accès de colère incontrôlés, dont le compositeur héritera. Sa mère, rigide, ne trouvera un peu d’affection pour son fils qu’après la disparition de ce mari trop sévère.» Pour ne rien arranger, l’enfant a une santé fragile. Le sport lui est interdit. Écolier médiocre, solitaire, il s’ennuie ferme sur les bancs de l’école.

Comment on devient musicien

Le bonheur, c’est quand vient l’été. Les Stravinsky se rendent dans la datcha familiale d’Oustiloug, en Ukraine. Dans Chroniques de ma vie, Igor situe là son premier souvenir. Il a 3 ans. Pour le faire rire, un vieux paysan chante une mélodie qu’il rythme d’un bruit de sa paume sous son aisselle. L’enfant se souvient également des chants des femmes du village. C’est là, dira-t-il, «que je pris conscience de moi-même en tant que musicien.» «L’origine, il faut donc la chercher dans une musique paysanne, terrienne, et un brin canaille», analyse Lionel Esparza. À 9 ans, Igor commence à jouer du piano. Ses parents, jugeant le métier de musicien instable, insistent cependant pour qu’il s’inscrive à la faculté de droit de Saint-Pétersbourg. Mais l’enfant n’abandonnera jamais les cours de musique. C'est Nikolaï Rimski-Korsakov en personne qui se chargera de les lui dispenser. Sous sa supervision, Stravinsky composera ses premiers morceaux.

Avançons d’un temps, jusqu’à la Grande Guerre. En août 1914, Stravinsky a 33 ans. Sa tuberculose chronique lui épargne les obligations militaires. Il décide donc de s’installer temporairement à Clarens, chez le chef d’orchestre Ernest Ansermet. «Comme tout le monde, il pense que l’affaire sera réglée en quelques semaines», détaille Lionel Esparza. Mais le conflit s’enlise et ce qui devait être une situation provisoire s’inscrit bientôt dans le temps et conduit l’artiste à s’installer durablement en Suisse, «au cœur de l’Europe, mais à l’abri des bombes.» Cet hiver-là, Ansermet lui présente Charles-Ferdinand Ramuz. «C’est le début d’une amitié à l’origine de deux œuvres essentielles, Renard et L’Histoire du soldat.»

Au printemps 1915, Stravinsky pose ses valises à Morges avec sa femme Catherine et leurs quatre enfants. La petite troupe restera trois ans à la villa Rogivue, au bord du lac Léman. C’est là que le compositeur traduira le conte d’Afanassiév, l’adaptera et en fera un livret, avec l’aide de Ramuz. Dans ses Souvenirs sur Igor Stravinsky, Ramuz raconte les longues discussions: Igor parlant de Tolstoï, de Gogol, tandis que sa nourrice Bertouchka préparait les boulettes de viande et la soupe de betteraves. Igor jouant du cymbalum, un instrument à cordes découvert dans un restaurant de Genève. «Un petit paradis domestique.»

Un mot, à présent, sur cette bâtisse datant du XIXe siècle dont les murs vibrent encore de ce passé musical. Le lieu, rebaptisé La Maison d’Igor, a été transformé en hôtel de charme en 2012 par l’atelier d’architectes Glatz & Delachaux. Les noms des huit chambres font référence à l’œuvre et aux amitiés du compositeur: les chambres doubles s’intitulent Pulcinella, Ernest et N°5, en honneur à Ansermet et Chanel; la suite junior, Les Noces. Partout, luminaires, sculptures, cheminées, stucs, briques, fontaines, boiseries et parquet ancien savamment restaurés rappellent le souvenir du faste et de la tenue d’une telle demeure du siècle romantique. Fait notable: La Maison d’Igor a reçu le Prix du Mérite 2013 de la part de l’Association pour la sauvegarde de Morges pour ses qualités architecturales. En 2020, Patrimoine suisse l’a également retenue dans son fameux guide réunissant les établissements soignant «une culture du bâti de qualité et offrant une hospitalité authentique.»