Chronique chez soi

En verre et contre tout

13.05.2024 à 13:42

Un petit accident domestique et, symboliquement, c’est toute une vie qui s’écroule. Mais on reconstruit... et on SE reconstruit aussi.

Un livre de Zola, un livre de Gide, la médaille du marathon de Paris 2019, et un ange miniature qui est sur ma table de nuit. Avec ça, je suis tranquille
Un livre de Zola, un livre de Gide, la médaille du marathon de Paris 2019, et un ange miniature qui est sur ma table de nuit. Avec ça, je suis tranquille - Copyright (c) DR
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Que sauveriez-vous chez vous en cas d’incendie ou d’inondation? A part vos enfants (ben oui), votre amoureux(quand même) et votre chat (forcément). En fait, si l’on met de côté les êtres vivants, quels objets serait-il vital pour vous de conserver? Je ne parle pas du passeport donc, mais des choses avec lesquelles vous avez un lien affectif. Faites l’exercice, c’est instructif.

Moi, pour les gens qui me connaissent, c’est très prévisible. Les tableaux de Egon Schiele qui m’accompagnent dans mes salons successifs depuis plus de 40 ans (je précise que ce ne sont pas des vrais malheureusement, mais si quelqu’un en possède un ou deux et veut s’en débarrasser, je prends et je paie volontiers les frais de port). Un livre de Zola, un livre de Gide, la médaille du marathon de Paris 2019, et un ange miniature qui est sur ma table de nuit. Avec ça, je suis tranquille. Ah non, il y a encore quelque chose de très important. A la naissance de chacun de nos enfants, en 1997 et en 2000, nous avions acheté avec mon ex-mari, une bouteille de bordeaux de leur millésime, à déguster pour leurs 18 ans. Ce que nous avons fait. J’ai précieusement gardé ces deux bouteilles qui me servent de bougeoirs. Je les ai sous les yeux tous les jours, c’est joli et c’est une présence de mes enfants désormais adultes, ainsi qu’un symbole de tout le chemin que nous avons parcouru ensemble.

Alors justement. Ces deux bouteilles étaient posées sur une étagère, sous ma reproduction préférée de Schiele en noir et blanc, une femme semi vêtue, un dessin moins torturé que les autres. Un soir, je mangeais seule à ma table et j’entends un petit bruit. Tout à coup, dans un moment irréel, je vois le cadre du tableau qui se casse, et comme dans un interminable ralenti un peu flou, tout qui descend, la toile qui était sous verre, emportant les deux bouteilles au passage, l’ensemble s’écrasant dans un fracas épouvantable sur le carrelage de la cuisine. Du verre dans toute la pièce et moi impuissante, en état de sidération, n’arrivant qu’à sangloter au-dessus de mon assiette. C’était une période éprouvante, et cet incident a comporté une charge émotionnelle disproportionnée, comme si c’était ma vie que j’avais vue glisser vers la destruction et le chaos. Ce que j’aimais et qui m’avait construite gisait par terre, en morceaux, définitivement irréparable.

Heureusement, la vie reprend vite le dessus. Le chat, merde, le chat, il ne faut pas qu’il marche sur le verre cassé. Donc j’enferme l’animal dans la chambre, et je commence à ramasser les dégâts (y a-t-il quelque chose de plus triste que de ramasser ce qu’on aime à la balayette?). Je récupère le tableau cartonné, qui heureusement, est juste un tout petit peu abîmé. Mon fils rentre de l’entraînement et mesure le désastre. Il récupère les étiquettes du vin et me console «on va réencadrer le tableau et on va bricoler quelque chose avec les étiquettes, tu verras». Dès le lendemain, je me mets en mode guerrier, je trouve un encadreur dans la commune, et je me lance sur le web à la recherche des deux bordeaux millésimés. Des heures. Le 1997, je trouve assez facilement, mais l’autre, le 2000, est épuisé. Moi aussi. Mais il faut que je le déniche quelque part, je dois récupérer les deux, c’est un challenge psychologique, un besoin idiot peut- être, mais profond. En dernière chance, j’écris directement au domaine d’où il vient, le Couvent des Jacobins. Surprise, on me répond très vite (à notre époque c’est déjà un miracle, merci cher Xavier). Effectivement, ce millésime est épuisé mais exceptionnellement, vu mon histoire, ils sont d’accord de me sortir une bouteille de la réserve spéciale à un prix tout à fait correct. Pour le geste, et tant qu’à faire, héhé, je prends 5 autres bouteilles de diverses années.

Evidemment, les conséquences de ce petit incident domestique ont leur prix, mais cela équivaut à quelques séances chez le psy, finalement. L’encadreur m’avait dit, «je vous fais une attestation bris de verre et votre assurance- ménage paiera». Hahahahahahaha, pardon c’est nerveux. J’ai fait un dossier complet, photos, compte-rendu, factures, déclaration de sinistre, et hop envoyé c’est pesé! Là aussi, on vous répond vite. Ah non, ça on ne paie pas, article tant alinéa machin, allez-vous faire cuire un œuf et surtout continuez à bien payer vos primes. Je précise que je n’ai eu aucun sinistre en 30 ans, à part un vol de vélo, qu’ils n’ont pas payé non plus. Bon, on s’en fout, on n’a pas besoin des assurances pour être rassurés sur le fait que la vie continue. Et c’est à cela que l’on trinquera sous le tableau.