Douze carrières d'architectes vaudois décryptées
Le Cercle vaudois de généalogie a publié un passionnant ouvrage retraçant les trajectoires de douze architectes actifs entre le XIXe et le XXe siècles.
Issue d’un séminaire de master donné à l’Université de Lausanne, la «Revue vaudoise de généalogie et d’histoire des familles» a consacré son deuxième numéro thématique aux trajectoires d’architectes vaudois *. «Il s’agit d’une démarche s’inscrivant dans l’étude de l’individu et de son réseau social», justifie Loïc Rochat, rédacteur en charge de la Revue. «Le généalogiste s’intéresse également à l’individu et à ses ramifications sociales, professionnelles ou encore associatives. Il observe l’homme au centre de sa toile et en reconstitue l’interaction, les succès et les échecs.» David Lüthi, professeur en Section d’histoire de l’art de l’Université de Lausanne, était l’organisateur de ce séminaire de master: «Restituer le réseau social et la clientèle de ces architectes était un de nos objectifs.»
Le généalogiste observe l'homme au centre de sa toile et en reconstitue l'interaction, les succès et les échecs.
Un architecte polymorphe
Cette publication débute par Charles-François Bonjour, «cet architecte qui a marqué durablement le paysage urbain lausannois et vaudois avec bon nombre d’édifices emblématiques». Ce fils de conseiller d’Etat va réussir à se forger une belle réputation avec l’école primaire de la Barre à Lausanne en 1897, ainsi que grâce aux contacts de son mentor le député Charles Borgeaud et de l’architecte Francis Isoz, objet d’un chapitre de cet ouvrage. Il parvient à décrocher de nombreux chantiers de collèges et temples de campagne. Il va s’associer avec Adrien Van Dorsser qui va se charger de mener à bien le chantier de l’Hôtel Royal. Suivront à Lausanne le Savoy (1910-1911), le Modern-Jura Simplon (1911), le Mirabeau (1911) et le Balmoral (1911). En dehors de la capital vaudoise, l’historien Guillaume Curchod a recensé deux hôtels de station d’hiver: le Grand Hôtel des Rasses (1913) et le Winter-Palace de Gstaad (1913).
«Si son engagement politique semble globalement assez limité, il a tout de même dû favoriser la nomination de Bonjour comme inspecteur fédéral, aidée bien sûr par les postes fédéraux occupés par ses frères Louis (juge fédéral) et Félix (conseiller national)», comme le synthétise l’auteur de cette étude.
Le monopole de Bex
Autre lieu: Bex. Dans un chapitre consacré à la dynastie des Borel, Elsa Grange Dévaud revient sur une famille n’ayant fait l’objet d’aucune étude approfondie. «Dès le XVIIe siècle au moins, la famille Borel est présente dans le domaine de la construction et c’est un siècle plus tard, avec Jacques Borel, que les activités se diversifient. En effet, à la fois maçon, architecte et entrepreneur, Jacques supervise plusieurs chantiers d’envergure comme celui de l’hôtel du Peyrou à Neuchâtel (1764-1772).» L’auteur relève qu’Edouard Borel a notamment pour frère Marc, pharmacien et propriétaire de plusieurs commerces de la ville de Bex. Ce dernier sera également syndic de 1895 à 1905, mais aussi président du Co- mité d’administration de la Compagnie des Mines et Salines de Bex, de quoi faire bénéficier son frère d’un certain réseau social. Pas étonnant que dans la seule commune de Bex, cette dynastie ait sou- mis pas moins de 358 projets à l’enquête publique entre 1898 et 1970!
Architecte et archéologue cantonal Fils d’un simple agriculteur, Louis Frédéric Bosset deviendra architecte, archéologue cantonal et syndic de Payerne. Comme le relève l’historienne Sophie Toscan, le futur architecte effectue le choix d’aller étudier tout d’abord au Technicum de Bienne, avant de poursuivre sa formation dans des ateliers de Zurich et Winterthour. «L’ensemble de son œuvre bâtie sera fortement marqué par l’Art nouveau germanique – le Jugendstil – en lien avec cette phase de sa formation.»
Dès lors qu’une de ses principales activités sera la restauration des monuments historiques, il n’est pas surprenant que Louis Bosset entame dès les années 1910 une carrière d’archéologue. Il va jouer à ce titre un rôle important dans la découverte du passé romain et médiéval de sa région. Dès 1916, il entreprend des fouilles sur le site antique d’Avenches, qu’il va mener ponctuellement jusqu’en 1947. (...) En 1939, la découverte du buste en or de l’empereur Marc Aurèle attirera l’attention du public sur ces travaux de grande ampleur.»
Trajectoires de deux familles associées
Auteurs du Kursaal de Montreux (1881), entre autres, les familles Burnat & Nicati, qui ont constitué l’une des principales dynasties d’architectes sur la Riviera lémanique aux XIXe et XXe siècles, notamment dans la construction hôtelière, comme le rappelle l’étude de Justine Chapalay. Ernest Burnat et Charles Nicati s’illustrent avec l’Hôtel des Crêtes à Clarens (1864), l’Hôtel du Lac à Vevey (1866-1868), l’Hôtel des Salines de Bex (1869-1872, démoli en 1983), l’Hôtel du Châtelard à Clarens (1872-1876, démoli) ou encore l’Hôtel National à Montreux (1873-1874). «On retrouve naturellement leur signature dans de nombreuses mai- sons privées et des édifices industriels, notamment pour Henri Nestlé. Le Kursaal de Montreux, de style néomauresque, est l’un de leurs titres de gloire.»
«Burnat semble tourner un regard attentif vers le passé, comme en témoigne son appartenance à la Société d’histoire de la Suisse romande et à la Société suisse des traditions populaires – il mettra en scène la Fête des vignerons de 1889.» Justine Chapalay relève par ailleurs qu’il est aussi à l’origine de la création, en 1888, de l’Association pour la restauration du château de Chillon.
Architecte et promoteur à Yverdon
Citons encore le chapitre consacré à Horace Decoppet, connu pour avoir réalisé entre 1931 et 1935 six bâtiments d’architecture moderne, «cubique», à Yverdon. Un de ses oncles, Camille, sera conseiller d’Etat, conseiller national, puis même conseiller fédéral dès 1912. L’historienne Gaëlle Nydegger constate que l’on a «affaire à une famille dont tous les membres ou presque ont fait des études supérieures et évoluent dans le domaine bancaire, de l’ingénierie, du commerce, du droit ainsi que dans celui de la politique et de la musique.»
Un de ses beaux-frères, Edouard Thorens, deviendra chef de fabrication des machines à écrire Hermès chez Paillard & Cie, une des entreprises majeures d’ Yverdon dans la première moitié du XXe siècle. «Une nouvelle population ouvrière et rurale s’établit, pour laquelle il faut construire de nouveaux logements.» «Fondée en 1909, l’usine Leclanché est l’autre industrie importante d’ Yverdon pour laquelle travaille Decoppet dès 1950. Il en double la surface en réalisant de nouveaux bâtiments en béton armé. Par la suite, il réalise les locaux provisoires puis définitifs d’une nouvelle entreprise qui s’établit dans la ville en 1967, Arkina SA.»
Très richement illustré, cet ouvrage peut être commandé via le Cercle vaudois de généalogie (www.ancetres.ch). Excellente lecture!
* Charles-François Bonjour (1870-1961); Jules Edouard Borel (1842-1929) et son fils Charles Borel (1875-1967); Louis Bosset (1880-1950); Charles (1833-1884), Paul (1867-1908) et Pierre Nicati (1892-1975), Ernest Burnat (1833-1922) et son fils Adolphe (1872-1946); Horace De- coppet (1894-1975); Louis Dumas (1890-1973); Gustave (1845-1913), Jean (1881-1968) et Alfred Falconnier (1906-1995); John Gros (1867- 1920); François Isoz (1856-1910); la famille Verrey (Jules-Louis, Henri, puis Jules-Henri); Louis Villard (1856-1937); Alice Biro (1923-2018).