Vins

Deux entrepreneurs passionnés de vin se racontent

Pourquoi investir dans le vin ? Qu’est-ce qui a motivé Eric Jolly et Jurg Stäubli à s’engager dans le terroir valaisan pour l’un et dans le terroir vaudois pour l’autre.

Le domaine cultive près de 8 hectares et produit près de 28’000 bouteilles par an.
Le domaine cultive près de 8 hectares et produit près de 28’000 bouteilles par an.
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Eric Jolly n’aime pas être sous le feu des projecteurs. Installé depuis quelques années à Crans-Montana, cet homme d’affaires belge avait racheté un trois-étoiles de 17 chambres, l’Hôtel du Mont-Blanc en 2005, avant de le fermer en mars 2006, de le faire démolir pour y bâtir un petit cinq-étoiles: LeCrans Hotel & Spa, qui comprend alors sept suites et sept chambres, un spa et le restaurant gastronomique Le Mont-Blanc. Ouvert début 2009, ce lieu a su se faire une place sur le Haut-Plateau. Il y aurait investi environ 50 millions de francs. En 2020, Eric Jolly a cédé son bijou à Abdulla Al Gurg, un Dubaïote qui a également mis la main sur deux autres chalets et un terrain adjacent pour pouvoir proposer à terme une cinquantaine de chambres. Au même moment, Eric Jolly a pris la majorité des parts de la société Histoire d’Enfer, créée par Patrick Regamey, avec James Paget, Alexandre Challand et Pierre Robyr.

Contrairement à Eric Jolly, Jurg Stäubli ne craint pas l’exposition aux médias. Cet homme d’affaires a démarré sa carrière dans l’immobilier via la société bernoise Stifag. En 1984, il crée sa propre société, JS Holding, avant de se diversifier. Après avoir vécu une période tumultueuse, il s’est retiré du management de son groupe, avant de créer en 1997 une nouvelle structure : CF & C Finance Suisse. Aujourd’hui, il s’agit d’un family office. Outre ses nombreux investissements dans la pierre, l’entrepreneur s’active de plus en plus au Kirghizistan où il possède une banque et une usine fromagère. En Suisse, il contrôle plusieurs plateformes de commerce en ligne.

Eric Jolly(Partenaire de Patrick Regamey dans la société Histoire d’Enfer, sise à Corin (VS). Le domaine cultive près de 8 hectares et produit près de 28’000 bouteilles par an).

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Eric Jolly.

Quel a été la genèse de votre passion pour le vin ?

Enfant, il y avait toujours du vin à table et mon père nous en donnait, au début coupé d’eau… exclusivement du bourgogne. Il achetait chaque année un flacon de Gevrey-Chambertin Village que nous mettions en bouteille ensemble. Moi-même, ayant vécu 15 ans aux USA avec ma famille, j’en donnais à mes enfants, dans l’illégalité, vu qu’ils n’étaient pas majeurs… (rires). Cela m’a ouvert aux vins du Nouveau-Monde et expliqué aussi ma passion pour nos grands pinots et notre chardonnay Réserve Vieilles Vignes.

Vous avez longtemps œuvré dans le secteur hôtelier avant de vendre votre cinq-étoiles à Crans-Montana en juillet 2020. Pourquoi cet investissement ?

J’ai toujours investi dans des sociétés qui rendaient un service ou vendaient des articles exceptionnels. Quand j’ai eu la possibilité d’acheter l’Hôtel du Mont-Blanc à Plans-Mayens (Crans-sur-Sierre), j’ai tout de suite voulu en faire un des plus beaux (et meilleurs) hôtels 5 étoiles, ce qui, à l’époque, n’existait plus à Crans. Ce fut par pure coïncidence, au moment de la vente du LeCrans Hotel & Spa, que l’opportunité d’investir dans le Domaine Histoire d’Enfer est apparue. Le docteur Patrick Regamey, un grand œnologue, doté d’une expérience, d’une mémoire et d’une faculté hors du commun de déguster et reconnaître les vins, cherchait alors un nouvel actionnaire. J’ai racheté la majorité du capital. C’est la première fois que j’investissais à moins de 100% dans une société. Les vins du domaine, non seulement les blancs, mais également les rouges, dont les pinots, sont parmi les meilleurs vins suisses et peuvent être comparés avantageusement, quand on les déguste à l’aveugle, avec d’autres grands vins du monde. J’adhère complètement à la philosophie de Patrick et d’Elio Moreno (qui est aussi oenologue et le responsable d’exploitation de la cave) : petits rendements, culture en biodynamie et cuvées parcellaires. Nous ne comptons plus le nombre de fois où nos vins ont été primés (dont le meilleur vin suisse). Dernièrement, notre syrah, L’Enfer de la Patience, a été élu N°1 de Suisse par le magazine Falstaff.

Avez-vous un attachement particulier à cette région ?

J’ai failli naître en Valais. Ma grand-mère avait un chalet à Crans et j’ai eu la chance d’y venir toute mon enfance. J’ai vu cette station grandir et je skiais avec beaucoup de Valaisans de mon âge, ce qui m’a permis d’apprécier Crans, notre canton et ses habitants. Je viens à Crans depuis presque 70 ans et y suis domicilié depuis 2005.

Avez-vous une ambition particulière pour Histoire d’Enfer ? Des investissements sont-ils prévus, notamment pour acquérir des parcelles ?

L’acquisition de vignes sur de grands terroirs est en cours. Nous avons acheté une deuxième cave surplombant Sierre que nous voulons agrandir pour tout y regrouper. Elle aura un très bel espace de dégustation avec une vue inouïe sur les vignes et les montagnes. Nous attendons le permis d’agrandissement et espérons pouvoir y recevoir dignement nos clients et amis d’ici à quelques mois. Nous allons continuer de créer et d’élever beaucoup de vins différents, tous respectueux de leur terroir. Certains vins, produits en très petites quantités, seront réservés à nos meilleurs clients. Nous avons aussi 6 ou 7 grands vins que nous proposons à l’export. Pour l’instant, nous exportons dans les pays limitrophes, en Belgique (ma terre natale) et à Hongkong. Le bouche-à-oreille, nos distributeurs et notre site internet nous amènent des nouveaux clients privés. Nous voulons aussi être dans des restaurants étoilés (nous sommes déjà présents dans 400 restaurants en Suisse, alors que le domaine a été lancé en 2008)… Mon ambition est que les connaisseurs, qui ne sont pas des « buveurs d’étiquette », aient nos vins dans leur cellier. Mon rêve est de mettre les grands vins valaisans sur la carte du monde…

Vos proches partagent-ils cette passion ?

Mes cinq enfants adorent les grands vins (mes 12 petits-enfants aussi). J’ai également la chance que mon plus jeune fils, Marc-Antoine, ait fait une grande partie de sa carrière dans la vente de vins en Extrême-Orient. C’est lui qui m’a encouragé à investir dans Histoire d’Enfer.

Jurg Stäubli a acquis en 2012 les parcelles du Domaine La Croix à Aigle, qui représente actuellement environ 30 hectares. Son vignoble est vinifié par Philippe Gex.

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Jurg Staübli.

Quelle a été la genèse de votre passion ?

Je n’ai jamais été un buveur de bière ni d’alcool fort. J’ai cependant toujours apprécié le vin. Cela m’a toujours passionné parce que c’est un produit vivant. Imaginez tout ce qu’il faut, le nombre d’éléments qui concourent à ce que le vin soit bon ou non: l’élevage, le conditionnement, le stockage sur plusieurs années, etc. 2021 a été particulièrement catastrophique entre la grêle et le mildiou. Dans le Chablais, nous n’avons eu que 30% de la récolte habituelle. Le succès se joue sur la pérennité. 2022 sera en revanche exceptionnel, à la fois en quantité et en qualité.

Quels sont vos objectifs ?

Il y en a trois : la qualité, la qualité et la qualité. J’ai ainsi fait arracher certains pieds de vigne. Autre exemple : vendus environ 1 fr. 50 pièce, nos bouchons sont de la meilleure qualité. J’estime qu’il faut avoir la même qualité que pour les premiers grands crus du Bordelais. Le Domaine La Croix y parvient. J’en veux pour preuve qu’il se trouve dans de nombreux grands restaurants et hôtels du pays.

D’où proviennent vos raisins ?

Essentiellement d’Yvorne et d’Aigle, cela afin de pouvoir bénéficier de l’appellation Grand Cru. Nos vins phares sont principalement le chasselas, le merlot blanc et notre assemblage rouge (gamaret, pinot noir, diolinoir et merlot). Pour les appellations, ce qui est déterminant, ce sont les régions. Nous sommes autorisés à mettre 40% de raisins du même district qu’Yvorne. Notre surplus de vin cultivé sur Ollon et Bex est vendu à la maison Badoux à Aigle.

Vous occupez-vous personnellement de votre vin ?

J’aimerais bien, mais j’ai heureusement la chance de pouvoir collaborer avec Philippe Gex qui s’occupe de tout, y compris de la vinification.

Envisagez-vous d’investir encore davantage dans le vin ?

Pourquoi pas. Je suis en train d’examiner la possibilité d’acheter un domaine en Toscane, de grande qualité, avec également des oliviers. J’étais propriétaire un temps de vignes sur Satigny (GE), mais que j’ai cédées depuis à Christophe Pillon. Je possède toujours 4 hectares à Tartegnin (Le Clos du Roussillon). Le vin, c’est quelque chose de magnifique. J’aime cet univers. Le vrai plaisir ne peut être que dans le partage.