Concilier énergie et patrimoine: quand les opposés s'attirent...
Tandis que l’un rénove, transforme et équipe pour un avenir plus vert, l’autre protège, restaure et conserve en tant que témoin du passé. Des intérêts à priori contraires qui séparent habituellement les défenseurs du climat et les amoureux du patrimoine bâti. Et ce, bien que tous deux poursuivent le même but: celui de sauvegarder. Des pistes concrètes émergent et des exemples récents font figure de pionniers en la matière, ouvrant la voie des bonnes pratiques aux nombreux propriétaires de demeures historiques de Suisse. Tour d’horizon de ces équilibres à trouver.
La ligne d’arrivée est claire, nette, précise: neutralité carbone d’ici 2050. Les moyens pour y arriver? Solaire, géothermie, sobriété ou encore rénovation, font partie du plan pour assainir le domaine bâti. Mais simple sur le papier, la stratégie énergétique de la Confédération et des cantons est en réalité une véritable course contre-la-montre menée par l’ensemble des décisionnaires du pays, quitte à oublier en route quelques obstacles sur son parcours. Parmi eux, les vieilles bâtisses protégées qui n’ont pas toujours les moyens, la flexibilité ou le temps de mettre en place ces solutions dernière génération.
Représentants environ 5 à 10% du parc immobilier suisse, ces témoins d’une autre époque, d’un passé architectural, artistique ou technique, n’ont donc plus d’autre choix que de s’adapter aux nouvelles normes. Telle que la modification du règlement genevois de l’énergie, en place depuis septembre dernier, qui se veut à portée de quelques efforts, du moins pour les constructions plus récentes…
Préserver en rénovant, tout sauf évident
En ce qui concerne les bâtiments patrimoniaux, les choses se compliquent. Et ce, notamment parce que le champ d’action est très technique. Une attention toute particulière est, de ce fait, primordiale lorsque l’on se penche sur ces édifices d’un autre temps. Il faut par exemple veiller à leur perméabilité à la vapeur, au choix des matériaux, à l’isolation thermique en été, aux ponts de chaleur, etc. Or, les outils offerts aujourd’hui ne sont pas encore réellement convaincants pour la plupart de ces aspects. A commencer par l’isolation des murs qui, peu importe le mode d’intervention (intérieure ou extérieure), engendre une trop grande perte de substance patrimoniale, une altération des volumes, voire un dommage esthétique inévitable.
De même, le champ d’action étant complexe, il est nécessaire de se faire accompagner par un spécialiste. Spécialiste qui se fait rare lui aussi, car si la durabilité est bel et bien inscrite à l’ordre du jour, les connaissances dans le domaine sont malgré tout lacunaires. Architectes, ingénieurs et entreprises de services peinent donc à prendre en mains ces projets alliant efficience énergétique et demeures historiques leur demandant à la fois une approche fine et pluridisciplinaire en amont de toute modification.
D’autant qu’un manque de planification ou une étape mal réalisée peut causer des dégâts irréversibles sur des bâtisses de ce type. Des travaux inadaptés dans la mise en place de l’isolation, ou lors de l’installation de fenêtres trop hermétiques par rapport au système de ventilation, peuvent provoquer des déséquilibres dramatiques. Moisissures, insalubrités et coûts financiers risquent d’en découler. Et chaque cas étant unique, ils requièrent des approches spécifiques, non généralisables. Aucune recette magique ne permet (pour le moment) de standardiser les solutions selon le facteur d’ancienneté d’une construction. La nature de ses matériaux, leur état de conservation, les variations d’humidité, l’orientation, la nature des sols… tous ces éléments font que chaque demeure est singulière et impose un diagnostic global afin d’établir une rénovation sur-mesure.
La situation n’est pas si critique
Malgré tout, des innovations se mettent peu à peu en place et ouvrent le champ des possibles pour aller de l’avant sur certains points. On entend parler, entre autres, des tuiles solaires, comme celles installées récemment sur la dépendance rurale du Grand Chalet de Rossinière (VD) qui imitent l’ardoise à la quasi-perfection mais dont l’efficacité n’est pas optimale. Il y a également des recherches menées sur le développement de panneaux à couches minces, ayant l’épaisseur de deux verres collés, sans cadre ni cellules visibles, dotés d’un film coloré non réfléchissant, et disponibles dans un choix de teintes illimité.
Autre possibilité, afin d’assainir ses fenêtres, un vitrage isolant sous vide (dit vitrage japonais) a été mis au point, d’une épaisseur totale de 8 mm (soit deux à trois fois moins qu’habituellement) et dont l’isolation équivaut à celle d’un double vitrage classique, permettant ainsi un remplacement du verre presque à l’identique avec ses solins de mastic. Mais le coût de ces technologies reste élevé pour le moment et leur rendement moindre que celui des dispositifs standards. La demande du marché devrait cependant diminuer les prix à l’avenir et inciter les détenteurs de biens anciens à sauter le pas.
Surtout que des acteurs du domaine proposent des pistes concrètes, à l’image du dernier cahier thématique de l’association Domus Antiqua Genève, publié en juin dernier et destiné aux propriétaires de demeures historiques. On y retrouve une multitude de conseils, explications et techniques pour rénover son bien chargé d’histoire tout en douceur. Aleksis Dind, architecte et rédacteur du cahier, invite notamment à «mandater en premier lieu un architecte aux compétences patrimoniales reconnues, qui pourra faire dialoguer ensemble toutes les instances et acteurs impliqués» et préconise de s’affranchir des fournisseurs qui ne s’occupent que d’un seul aspect du bâtiment.
Question transformations, l’expert de Domus Antiqua Genève rappelle qu’il s’agit d’assainir tout d’abord l’enveloppe en limitant l’atteinte à la substance protégée, c’est-à-dire: «commencer par des interventions de faible impact architectural mais de plus grande efficacité énergétique comme isoler le plancher des combles, le plancher contre le sol ou le sous-sol, ensuite les fenêtres et le cas échéant, les façades mais en dernier recours.» Par la suite, il est nécessaire d’optimiser le fonctionnement des installations existantes, les alimentant au moyen de sources non fossiles. «Ceci en optant pour des chauffages à bois par exemple (chaudières à buches, aux plaquettes, aux pellets) ou des pompes à chaleur», souligne Aleksis Dind.
Une démarche qui doit néanmoins s’accompagner d’une sobriété de la part du propriétaire, appuie l’auteur du cahier spécial énergie et demeures historiques à retrouver sur le site www.domusgeneve.com.
Imiter les précédents cas exemplaires
Autre élément en faveur des propriétaires de bâtisses protégées: de plus en plus de cas de rénovations peuvent servir de tremplin, de modèle à reproduire par petites touches. Voici une sélection représentative de la diversité de ces situations/interventions et ce que ces édifices ont pu faire sans perdre leur âme.
LA SALLE DU CONSEIL DES ÉTATS À BERNE (BE)
Suite à la rénovation complète du Palais fédéral, la salle du Conseil des états datant du XIXe siècle a été transformée en 2011. Considérée comme l’une des pièces les plus importantes, le coût de sa réfection s’est élevé à 800’000 francs. Pour ce montant, voici en partie ce qui a été réalisé:
- Les fenêtres ont été soit remises en état ou, selon les besoins, été étanchéifiées voire pourvues de vitrage isolant, soit refaites à l’identique mais en respectant les exigences actuelles.
- L’importante masse d’accumulation constituée par les murs de grès d’une épaisseur pouvant atteindre un mètre a rendu inutile l’isolation de l’enveloppe du bâtiment.
- La technique du bâtiment a été entièrement repensée, ce qui a débouché sur la mise en place d’installations et d’équipements basse consommation.
- Le Palais fédéral a été raccordé à un réseau de chauffage à distance.
LE CAUX PALACE À MONTREUX (VD)
Parmi les plus grands et luxueux hôtels de la Belle Époque, le Caux Palace trône sur les hauteurs de Montreux depuis 1902. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, une fondation philanthropique le rachète et le reconverti en centre de conférences et de séminaires dédiés à la paix, d'un monde
juste et au développement durable. Sa rénovation perpétuelle se fait en douceur avec subtilité afin de préserver le patrimoine de ses 225 chambres, 1600 fenêtres et son 1.6 kilomètre de couloirs. Dès lors, il a été mis en œuvre:
- L’abandon du mazout, remplacé par une centrale de chauffage à distance (alimentée aux plaquettes forestières).
- L’isolation progressive des 1500 m2 de toitures plates et une étude est en cours pour évaluer l'équipement de panneaux solaires invisibles au sol.
- La régulation des chauffages dans certaines zones comme les couloirs et les escaliers. Une limitation de la période de chauffe.
- Le recours à des vannes thermostatiques performantes pour une régulation plus fine et des limitateurs de débit d’eau.
- L’amélioration du jointoyage des portes et fenêtres ainsi qu'isolation des caissons de stores.
- Remplacement de l'éclairage par des LED.
LA MAISON DE MAÎTRE DU DOMAINE MICHELI À BARDONNEX (GE)
Cette propriété de campagne construite en 1699 par la famille Perdriau est adossée par divers bâtiments ruraux encore plus anciens qui ont vu se succéder ces commerçants spécialisés dans la vente de fils d’or et leurs nombreux descendants, dont la famille Micheli (issue de la noblesse italienne). Initialement destiné à une occupation saisonnière, ce domaine a évolué avec les époques et est à présent habité à l’année par ses propriétaires actuels. Pour cela, quelques changements ont dû être mis en œuvre:
- Une production de chaleur centralisée a été installée. Le choix s’est porté sur une chaudière à granulés de bois (pellets) intégrée dans l’ancienne écurie des vaches, au rez-de-chaussée.
- La distribution de la chaleur s’organise désormais en fonction de l’utilité des pièces, combinant chauffage au sol (à basse température), des corps de chauffe et un chauffage à air pulsé.
- Les combles ont été isolés par l’intérieur.
- Les fenêtres ne disposant pas de vitrage d’hiver et orientées plein nord, ont été remplacées par la pose de contre-fenêtres fixes, montées en applique extérieure. En noyer massif, celles-ci reprennent le matériau et le dessin détaillé avec cadres et croisillons moulurés initiaux. Les déperditions thermiques par les fenêtres ont ainsi été réduites de 60%.
- Le domaine ne dispose pas de panneaux photovoltaïques mais d’un captage solaire passif dans l’ancienne orangerie, au sud de la maison de maître. Aussi, une installation de captage actif, sous la forme de panneaux solaires thermiques, a été posée à l’intérieur d’une ancienne serre, orientée plein sud.
LE CHÂTEAU D’HAUTEVILLE À ST-LÉGIER (VD)
Bâti vers 1760 sur mandat du banquier franco-genevois Pierre-Philippe Cannac, ce château dominant le Léman et entouré d’un coteau viticole veveysan, deviendra par la suite la propriété de la famille Grand d’Hauteville. Deux siècles plus tard, il est vendu en 2019 à l’Université américaine Pepperdine afin d’y aménager son campus. La centaine d’étudiants attendue en internat profitera ainsi des résultats d’un chantier de rénovation (également énergétique) ambitieux dont voici quelques travaux entrepris:
- Une nouvelle centrale de chauffage a pris place dans la grange afin de fournir la totalité de la propriété en chauffage à distance (plaquettes forestières).
- Le bois provient des forêts du domaine.
- L’isolation de l’enveloppe a été réalisée là où le bâtiment le permettait, à l’aide de techniques adaptées. A titre d’exemple, les toitures et les charpentes des ailes latérales ont été rembourrées à la ouate de cellulose, entre chevron, et protégées par une sous-couverture isolante en fibre de bois. Les maçonneries des frontons centraux ont également été pourvues d’un crépi isolant aux aérogels sur leur face intérieure.
- Les espaces qui n’ont pas été isolés ou qui n’ont pas changé leur vitrage ont été laissés tels quels car peu occupés ou seulement de façon saisonnière. Parmi eux, le grand salon ou l’ancienne salle à manger.
- Un bilan thermique détaillé a permis d’envisager une réduction des besoins bruts en chaleur.
- Les fenêtres intérieures des pavillons ont été conservées en l’état et doublées de fenêtres d’hiver permanentes, très fines, sans croisillons et équipées de verres isolants à haute performance.
- De nouvelles fenêtres en bois à triple verre isolant classique ont été installées dans les lucarnes de toiture, réalisées d’après le modèle d’origine, ainsi que pour les chambres du bûcher et des combles.
LA CITÉ DU LIGNON À VERNIER (GE)
Cet ensemble d’envergure, témoin de l’architecture moderne d’après-guerre (années 60), s’était transformé en une véritable passoire énergétique. Une rénovation profonde a donc été entreprise entre 2012 et 2022 sur ce bâtiment de plus d’un kilomètre de long et de 15 à 18 étages pouvant accueillir jusqu’à 10’000 habitants. Son chantier, devisé à 18 millions de francs, a été principalement réalisé depuis l’intérieur des logements. Notamment:
- La variante «façade neuve» a été écartée en raison de son rapport coût-utilité défavorable et de la perte de la substance originale qu’elle aurait entraînée. La variante «rénovation» a, quant à elle, permis de réduire la consommation d’énergie de chauffage de 40% environ.
- Une allée – la 49 – a été choisie en 2012 par le bureau d’architecture pour servir de prototype aux essayages d’isolations. Pour gagner en isolation thermique, une couche de matériau synthétique a été glissée à l’intérieur des cloisons. Le procédé est similaire pour les fenêtres avec l’ajout d’un double vitrage. Résultat de l’opération: les parois intérieures se sont épaissies de quatre centimètres seulement, pour une consommation énergétique diminuée de près de 30%.
- L’assainissement de l’enveloppe thermique a été effectué car le système de «murs-rideaux» du Lignon ne répondait plus aux exigences énergétiques actuelles.
- Les espaces communs, coursives et halls d’entrée ont repris leurs couleurs d’antan, parfois recouvertes sous 32 couches de peinture. Les pierres de Trani, qui tapissaient les allées, ont été retrouvées dans leurs carrières originelles d’Italie. Dotées des mêmes veines, les pierres remplacées sont, quant à elles, impossibles à distinguer de celles posées en 1969.
- Outre ce travail sur l’efficacité thermique, les tuyauteries, les couloirs et les cages d’escalier ont également été refaits à neuf.
LA VILLA VERDAN À BIENNE (BE)
Située au 75 du faubourg du Lac, cette bâtisse du XIXe siècle (environ 1860) appartenait autrefois à la riche famille Verdan, puis à la Ville de Bienne. En 2008, Nicolas Hayek l’achète avec l’intention d’y installer le siège de sa nouvelle société Tiffany & Watch Co mais elle finira par être vendue à l’architecte Pierre Liechti qui a démarré des travaux de rénovation en septembre dernier. Neufs appartements et des bureaux viendront enrichir cette résidence aux normes Minergie-P. Le «Parc Verdan» construit sur le même terrain, derrière l’historique villa, devrait abriter quant à lui 34 appartements avec les mêmes exigences énergétiques:
- Un raccordement au chauffage à distance de la Bourgeoisie de Bienne, qui fonctionne au bois.
- La conservation de l’intégralité des structures internes et de la façade mais des nouveaux planchers et des nouvelles fenêtres.
- L’installation de panneaux photovoltaïques sur la toiture.
- La solidification des bases de la villa Verdan qui a tendance à s’affaisser (jusqu’à 18 cm de tassement côté sud). Pour la stabiliser, un système de pieux a été choisi.
Le processus de rénovation en 5 étapes
1. Commencer par contacter le service cantonal en charge de la conservation des bâtiments, au début de la planification. Ces conseils gratuits permettent de lister les modifications autorisées et d’éliminer! les projets n’ayant aucune chance d’obtenir un permis. Une occasion également pour prendre connaissances des diverses subventions proposées.
2. Ensuite, se tourner vers un architecte reconnu du domaine qui connait les prescriptions en matière de conservation des bâtiments. Celui-ci aidera par ailleurs à rassembler les documents nécessaires à la soumission d’une demande de permis de construire.
3.Déposer la demande de permis de construire à la commune qui le contrôlera et le transmettra aux services cantonaux en charge de la conservation des bâtiments. Ces derniers établiront alors un rapport d’expertise.
4. Le permis de construire octroyé, les travaux de transformation peuvent enfin démarrer et mieux vaut, pendant toute la phase des transformations, être accompagné par un spécialiste en monuments historiques pour un avis complémentaire à celui de l’architecte.
5. Lorsque le projet de construction est achevé, il doit encore être réceptionné par la commune.